La situation d’intégration des écoles bilingues dans le contexte de crise sécuritaire au Burkina Faso
Résumé : Ce document de vulgarisation est tiré d’un article scientifique publié en décembre 2023 dans la Revue Burkinabè des Sciences Sociales, Humaines et des Lettres (REBUSS/HL), n°1-2023, pp. 257-272, par Docteur BATIONO Zomenassir Armand dont le titre est « Crise sécuritaire au Burkina Faso : un obstacle à l’expansion des écoles bi-plurilingues ? ». En effet, au Burkina Faso, le système éducatif est l’un des secteurs le plus impacté par la crise sécuritaire depuis 2016. L’avènement de cette crise semble avoir réveillé des conflits dormants au sein de la population tels que l’irrédentisme linguistique. Aussi, des écoles bilingues qui utilisent des langues véhiculaires et implantées en dehors de leur aire linguistique sont de plus en plus menacées de fermeture par certaines populations autochtones. Pour mieux cerner la question en vue d’éventuelles solutions, une enquête de terrain a permis de relever quelques opinions sur le sujet. Il ressort des résultats, que la crise sécuritaire a favorisée le repli identitaire et accentuée la stigmatisation. Une invite est alors faite à l’Etat pour une prise de mesure afin d’éviter l’accentuation des clivages au sein de la population.
Mots-clés : politique linguistique, sociolinguistique, conflit linguistique
Introduction
Depuis 2016, le Burkina Faso traverse une crise sécuritaire sans précédent qualifiée de terrorisme. Dans cette situation, le système éducatif paie le plus lourd tribut. En effet, la montée croissante de la stigmatisation au sein de la population aggrave davantage la fracture sociale à travers des règlements de compte. De plus, les conflits communautaires ont entrainé des conflits linguistiques d’où l’aggravation de la contestation de certaines écoles bilingues qui utilisent des langues nationales véhiculaires dans d’autres aires linguistiques. Une telle pratique relève de l’irrédentisme linguistique et appelle aux interrogations ci-après : quelles sont les circonstances qui permettent de dire que la crise sécuritaire au Burkina Faso aggrave l’irrédentisme linguistique ? Comment cela se manifeste-t-il ? Quelles solutions d’urgence faut-il envisager pour sauver les écoles bilingues implantées dans certaines zones en dehors de leur espace linguistique ? ces interrogations suscitent les hypothèses ci-après :
– la crise sécuritaire favorise l’irrédentisme linguistique au Burkina Faso ;
– il existe bel bien des solutions pour palier à ce problème.
L’objectif visé dans cette étude est d’expliquer les liens qui existent entre la crise sécuritaire et l’irrédentisme linguistique, et par conséquent, le danger que courent les écoles bilingues dans cette situation. A ce titre, notre étude s’inscrit dans le cadre global de la sociolinguistique. Elle fera appel à la politique linguistique.
En effet, La sociolinguistique est l’une des sciences du langage, Labov W. (1976 : 258) dira « qu’il s’agit là tout simplement de linguistique ».
Il s’oppose ainsi aux linguistes qui suivent la tradition saussurienne et les enseignements du Cours de linguistique générale du célèbre linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913). Pour lui, ces derniers « s’obstinent à rendre compte des faits linguistiques par d’autres faits linguistiques et refusent toute explication fondée sur des données extérieures tirées du comportement social » (op.cit. 1976, P.259). Cette vision est partagée par Boyer H. (1996) qui affirme que « La sociolinguistique prend en compte tous les phénomènes liés à l’homme parlant au sein d’une société ». Partant de ces deux visions, nous retiendrons que la sociolinguistique a affaire à des phénomènes très variés : les fonctions et les usages du langage dans la société, la maîtrise de la langue, l’analyse du discours, les jugements que les communautés linguistiques portent sur leur(s) langue(s), la planification et la standardisation linguistiques. Elle s’est donnée pour tâche de décrire les différentes variétés qui coexistent au sein d’une communauté linguistique en les mettant en rapport avec les structures sociales, aujourd’hui, elle englobe pratiquement tout ce qui est étude du langage dans son contexte socioculturel.
Quant à La politique linguistique, elle est un sous-champ de la sociolinguistique notamment de la sociolinguistique appliquée à la gestion des langues. Calvet J. L., (1996 :11), la définira en opposition à la planification linguistique comme : Un ensemble de choix conscients concernant les rapports entre les langues et la vie sociale, et planification linguistique, la mise en pratique concrète d’une politique linguistique, le passage à l’acte en quelque sorte.
1. Méthodologie
La méthodologie appliquée tourne autour des points suivants : l’échantillonnage, la zone d’étude, au questionnaire. L’échantillonnage est composé de cinquante (50) personnes interrogées dans la province du Ziro. Il se compose de 25 personnes natives de la zone et de 25 personnes issues de la migration naturelle liée à l’attraction des zones de production. La zone d’étude concerne les villages de Taré et Lué dans le Département de Cassou. Ces villages possèdent deux (02) écoles bilingues mooré/français implantées dans une zone nuniphone. Le questionnaire se compose de quatre (04) questions comme suit :
Quelle est la langue des autochtones ?
Quelle langue nationale utilise-t-on pour l’enseignement bilingue dans votre école ?
Êtes-vous d’accord avec le choix de la langue ? Pourquoi ?
Si non, Quelles solutions proposez-vous pour résoudre ce problème ?
2. Résultats
L’enquête de terrain a permis d’obtenir les résultats ci-après :
Quelle est la langue des autochtones ?
A l’unanimité, 100% des enquêtés ont répondu que la langue des autochtones est le nuni. C’est une langue gourounsi. La langue nuni fait partie des langues Congo-Kordofaniennes. Elle est classée dans le sous-groupe Gur (Greenberg J. ,1970 : 8). C’est une langue qui occupe généralement les provinces de la Sissili, du Ziro, du Mouhoun et du Sanguié au Burkina Faso.
Quelle langue nationale utilise-t-on pour l’enseignement bilingue dans votre école ?
A cette question, 100% des personnes interrogés confirment que c’est le mooré. D’après les travaux de Greenberg J. (1963), le mooré appartient à la branche Gur ou « voltaïque » de la famille des langues Niger-Congo. C’est la langue véhiculaire la plus rependue sur le territoire national du Burkina Faso, avec un poids démographique de 50,4% soit une couverture géographique de seize (16) provinces (Nikiéma N.et al. 2010 :16).
Êtes-vous d’accord avec le choix de la langue ? Pourquoi ?
Pour les natifs des deux villages 100% des enquêtés sont contre le choix de la langue. Ils estiment que c’est une autre forme de colonisation endogène qui se prépare avec l’effacement progressif de leur langue nationale sur son espace géographique. A ce sujet, nous retenons les propos suivants : « les mossis nous ont envahis, ils sont dix fois plus nombreux que nous, ils se sont accaparés les terres de nos ancêtres et maintenant ils imposent leur langue à nos populations ».
Pour les non natifs de la zone, 80% sont pour le choix de la langue. Ils sont essentiellement composés de la communauté mossi. Cependant ils estiment que c’est le gouvernement qui a arbitré le choix de la langue au regard de leur nombre dans la zone. En effet, Au moment des différentes réunions de concertation, les répertoires linguistiques ont été vérifiés. Et c’est suite à cela que des démarches ont été entreprises pour le choix de la langue nationale à introduire à l’école.
Par ailleurs, 20% des non natifs sont contre l’introduction de la langue nationale mooré à l’école. Ils sont composés de minorités Peulh, dagara, Samo et Jula.
En résumé, nos statistiques indiquent que 60% des enquêtés sont contre l’introduction du mooré contrairement à 40% qui sont pour.
Quelles solutions proposez-vous pour résoudre ce problème ?
Dans la proposition de solution, nous retenons d’abord que sur un effectif de 50 personnes, 50% des enquêtés souhaite que l’enseignement bilingue se focalise sur le nuni/français ce qui permettra de sauver à long terme la langue et valorisera du coup la culture locale de la zone. En revanche, ces personnes sont favorables à l’enseignement classique en lieu et place de l’enseignement bilingue Mooré/français. Ensuite, 40% des enquêtés pense qu’il faut maintenir le mooré au regard de la véhicularité de la langue, de son poids démographique et de sa dispersion géographique. Dans le cas contraire, ils souhaitent que l’on rétablisse l’enseignement classique pour contenter toutes les communautés. Enfin, 10% des non natif sont pour l’enseignement classique. Car, ils n’ont rien à gagner dans l’introduction des deux langues nationales à l’école primaire. En conclusion, on retient que 100% des enquêtés ont une attitude favorable pour le retour de l’enseignement classique dans cette zone au détriment de l’enseignement bilingue.
3. Discussion
En résumé, il faut rappeler que l’enseignement bilingue est un système qui préconise d’enseigner la langue maîtrisée par l’enfant au côté du français. Cependant, au regard de nos résultats de recherche, nous avons constaté que les écoles bilingues qui utilisent une langue nationale véhiculaire dans un autre espace linguistique finissent par être combattues par les populations autochtones. Cette situation touche généralement les trois langues nationales véhiculaires du Burkina Faso que sont le mooré, le jula et le fulfuldé. De par leurs véhicularités et leurs dispersions géographiques, elles influencent positivement sur la création des écoles bilingues en fédérant les autres ethnies en présence. C’est pourquoi, Parlant de la situation géolinguistique au Burkina Faso, Tiendrebeogo G. et al. (1983 : 21) affirment :
En dehors des langues nationales mooré, dioula et fulfuldé, les autres langues nationales occupent généralement une zone d’extension relativement précise correspondant grosso modo au territoire d’occupation des populations qui les parlent.
Par ailleurs, pour bien évaluer le maillage linguistique du pays, Nikiema N. (2003) observe des grandes disparités démographiques entre ces langues. En effet, après le mooré qui est parlé par plus de la moitié de la population, les langues les plus parlées concernent 11% ou moins de la population. Il estime que 14 des 59 langues nationales sont parlées par plus de 90% de la population. En outre, il relève l’existence de régions relativement homogènes au plan linguistique. Il s’agit du Centre et l’Est du pays, et enfin il constate l’émergence d’une langue passeport qui est le jula, dans la zone la plus hétérogène qu’est le Sud-ouest du pays.
Aussi, en termes de distribution géographique, Kaboré B. (2004 :31) distingue deux grandes régions sur la base de la configuration spatiale des langues :
– la région de l’Est qui compte dix-neuf (19) langues couvre 30 provinces. Il s’agit de : Oudalan, Séno, Soum, Yagaha, Gnagna, Gourma, Tapoa, Komandjari, Bam, Namentenga, Sanmentenga, Boulkiemdé, Sanguié, Sissili, Ziro, Ganzourgou, Kourwéogo, Oubritenga, Bazèga, Nahouri, Zoundwéogo, Lorum, Zandoma, Passoré, Boulgou, Koulpelgo, Kouritenga, Kadiogo, Yatenga, Kompienga. Une seule langue peut couvrir plusieurs provinces.
– la région de l’ouest qui compte quarante (40) langues regroupe 15 provinces qui sont : Balé, Banwa, Bougouriba, Kénédougou, Comoé, Kossi, Léraba, Mouhoun, Nayala, Noumbiel, Poni, Sourou, Touy, Houet, Ioba. On a une moyenne de trois langues par province avec l’émergence d’un lingua franca-dioula pour la communication entre les différentes communautés ethnolinguistiques dans la région.
En conclusion, l’auteur retient que quatorze (14) langues sont parlées par 90,11% de la population de l’Est, tandis que quarante-cinq (45) langues sont parlées par 09,89% de la population de l’Ouest.
On peut retenir qu’au Burkina Faso, la crise sécuritaire favorise l’irrédentisme linguistique au sein de la population. Mackey W.F. (1979 :1) définira l’irrédentisme comme étant la survivance ou la restauration de la langue traditionnelle face à une grande langue dont la puissance géolinguistique semble toujours omniprésente, soit devenue un problème majeur pour tant de peuples. En somme, l’irrédentisme linguistique et culturel est tout simplement le refus de parler la langue de l’autre et de se laisser envahir par sa culture.
En réalité la contestation des écoles bilingues a toujours été un facteur préoccupant. Mais, depuis l’avènement de la crise sécuritaire, on constate que les communautés se sentent en insécurité. Par conséquent, elles développent des systèmes de protections endogènes sur la langue et la culture d’où la naissance de la stigmatisation et des positions identitaires. Au regard de ce constat et pour un meilleur encrage des écoles bilingues au sein des communautés, une politique linguistique franches s’avère nécessaire. Car, en l’absence de cette politique, les populations remettront en cause les choix des langues nationales pour des questions identitaires. Ce qui confirme les propos de Somé M. (2003 : 74) qui estime que « la division du pays en zones dioulaphone, moréphone et foulaphone posaient dans beaucoup de régions les mêmes problèmes d’impérialisme linguistique que l’on reprochait au français ». En plus de cela, nous pouvons relever que le silence coupable de l’Etat en matière d’enseignement des langues nationales pousse les populations à une méfiance légitime, car n’ayant pas toutes les garanties du bien fait de cet enseignement.
Conclusion
En définitive nous retenons que la crise sécuritaire est un nouveau phénomène qui vient favoriser l’irrédentisme linguistique au Burkina Faso. En effet, les écoles bilingues qui utilisent une langue véhiculaire dans un autre espace linguistique sont en danger de fermeture. Car, des voix discordantes venant des autochtones invitent le gouvernement à revoir le choix de la langue nationale. Tous ces facteurs concourent à un avenir incertain des écoles bilingues si l’Etat n’anticipe pas en prenant ses responsabilités. Ainsi, seule une politique linguistique franche pourrait minimiser cet état de fait.
Zomenassir Armand BATIONO
Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (CNRST)/ Institut des Sciences des Sociétés (INSS)/Laboratoire Langue Education Arts et Communication (LEAC), Burkina Faso. zomenassir@yahoo.fr
Références bibliographiques
Bationo Zomenassir Armand 2023. « Crise sécuritaire au Burkina Faso : un obstacle à
l’expansion des écoles bi-plurilingues ? » In Revue Burkinabè des Sciences Sociales, Humaines et des Lettres (REBUSS/HL), n°1-2023, pp. 257-272
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