Les artisans du feu de la province du Gourma : Aperçu sur l’identité et le statut social
Introduction
Le présent travail est tiré d’un article scientifique publié en décembre 2024 dans la revue ivoirienne Songuiri, Revue des sciences humaines et sociales de l’Université Peleforo Gon Coulibaly, N° 8 & 9, pp. 16-32 dont le titre est : « Regards croisés sur le statut social des artisans du feu : cas des métallurgistes et des potiers des provinces du Bam, du Gourma et du Kénédougou/Burkina Faso ». En effet, dans la plupart des sociétés traditionnelles africaines, les groupes socioprofessionnels sont victimes d’exclusion ou de limitations dans leurs relations sociales avec les autres membres de la communauté (KIETHEGA J-B, 1993 : 31). Au Burkina Faso, ces artisans du feu que sont les forgerons et les potiers vivent des conditions qui diffèrent cependant d’une zone à une autre.
De ce fait, le phénomène est plus accentué au Nord et au Sahel, alors qu’au centre et à l’Est du pays, il est moins rigide. La présente étude pose donc le problème de la caste chez les artisans du Gulmu en général et ceux de la province du Gourma en particulier. Elle s’attèle à répondre aux trois questions suivantes : qui sont les artisans du feu dans la province du Gourma ? Quelle est la particularité de leur situation sociale ? Qu’est-ce qui explique le caractère particulier de la caste chez les Gulmanceba ?
En se basant sur les sources écrites et la tradition orale, le présent travail se fixe pour objectif de présenter les artisans du feu de la province du Gourma et d’examiner leur situation sociale par rapport à celle des autres couches de la communauté.
1. Les groupes d’artisans du feu dans la province du Gourma
Les artisans du feu que sont les forgerons et les potiers appartiennent, selon la stratification sociopolitique des Gulmanceba, à la classe des « gens libres » ou « roturiers ». Dans la province du Gourma, différents groupes exercent les métiers de la forge et de la poterie.
1.1. Les groupes de forgerons
Dans la province du Gourma, le métier de la forge est exercé par deux principales familles que sont les Dayamba et des Tompoudi. Ce sont des forgerons de naissance. Les forgerons Dayamba se trouvent surtout dans les communes de Diabo, de Diapangou, de Tibga, du Gourma, de Yamba. De ces localités, certains ont migré vers Natiabonli, Matiakoali (Gourma), Kantchari dans la Tapoa et Pama dans la Kompienga à la recherche de terres fertiles pour l’agriculture. On les trouve aussi dans la province de la Gnagna et plus précisément à Piéla, à Bilanga, à Mani, à Liptougou, à Koala. Dans cette partie du Gulmu, ils sont surtout connus sous le patronyme Mano, c’est-à-dire forgeron en gulmancema.
Les forgerons de patronyme Tompoudi se rencontrent surtout dans la province du Gourma, notamment aux secteurs 3, 6 et 7 de la ville Fada N’Gourma, dans le village de Gomori où ils cohabitent avec leurs cousins Dayamba et dans la commune de Matiakoali.
Les Dayamba et les Tompoudi de la province du Gourma se partagent deux principales origines : l’une gulmance et l’autre moaaga. Les sources orales indiquent le Sud-est du Gulmu, notamment Madjoari (dans la Kompienga actuelle) comme le lieu de provenance des forgerons Tompoudi et de certains Dayamba. En milieu gulmance, l’unanimité est acquise sur l’origine commune des Tompoudi et des Burcimba. L’origine des Tompoudi reste donc liée à celle de Jaba Lompo, donc du Bornou au Tchad. Leur arrivée dans la région remonterait au XVe siècle de notre ère (MADIEGA Y.G., 1982 : 71).
Certains Dayamba s’attribuent une origine commune avec les Tompoudi et vice-versa. Il s’agit principalement des Dayamba de Kouaré et de Diapangou. Ceux-ci auraient adopté le patronyme Dayamba au détriment de Tompoudi suite à leur contact avec des métallurgistes venus du Moogo. Ces derniers se rencontrent surtout dans les communes rurales de Diabo et de Tibga, où ils s’attribuent une origine commune, à savoir Saaba de Ouagadougou dans la région actuelle du Kadiogo. Dans la province de la Gnagna, il existe également des forgerons Dayamba qui situent leur origine lointaine dans le Moogo, plus précisément dans les villages de Baola, de Higa dans le Namentenga.
Certains Wôba sont également indiqués comme étant des forgerons de naissance dans le Gulmu. Toutefois, leur présence n’est pas signalée dans notre délimitation géographique. Aussi le statut de forgerons des Ouôba reste à vérifier quand on sait que cette famille a l’apanage de la chefferie des terres et de la garde des sanctuaires et autels des villages. Du reste, Jean-Baptiste KIETHEGA note que « toutes les informations recueillies dans les provinces du Gourma, de la Gnagna et de la Tapoa concordent pour dire que les premiers métallurgistes du Gulmu sont les Wôba de la Tapoa, dont les centres les plus importants se trouvent au pied de la chaîne du Gobnangou : Deula, Logbou, Madaaga, Namponkoré, Tambarga, Tansarga et Yobu » (KIETHEGA, J-B., 2009 : 381). Contemporains des clans Nassouba, Tankoano, Natama, Namoano, Togyenba, Kpanda, Gbenyeba, Wulba, Nakaba leur origine reste encore énigmatique. Leur présence est antérieure à l’arrivée des Burcimba, conquérants venus du Bornou, région située entre l’actuelle République du Tchad et celle du Nigéria, sous la conduite de Jaba Lompo. Ces conquérants seraient arrivés avec leurs forgerons que sont les Tompoudi. Que retenir des artisans de la poterie, présents dans la province du Gourma ?
1.2. Les groupes de potiers
Dans le Gulmu en général et dans la province du Gourma en particulier, la production céramique est exercée par plusieurs familles. Certaines d’entre elles figurent parmi les groupes anciennement installés dans la région, tandis que d’autres sont d’occupation actuelle.
Les potiers anciennement installés proviennent des familles Nassouba, Kpaanda, Natama, Namoano, Tankpano, Wulba et Wôba. Les sources orales s’accordent sur la paternité des vestiges céramiques et des jarres funéraires aux familles potières présentes (ILBOUDO/THIOMBIANO F.E., 2010 : 433). En effet, dans les villages de Namoungou et de Bougui, l’artisanat de la poterie est détenu respectivement par les Namoano et les Natama. A Kouaré, ce sont les Nassouba et les Wôba, tandis que les Wali et les Tankoano sont les principaux artisans de la poterie dans la province de la Tapoa. (ILBOUDO/THIOMBIANO F.E., 2010 : 433-438).
Les informations recueillies à Diapangou et à Yamba font des Kpaanda (Diabri) et des Wulba (Naba), les principaux clans de potiers. A ces familles, faut-il ajouter les Kanla et les Wambo (ILBOUDO/THIOMBIANO F.E., 2010 : 436). L’installation de ces familles potières dans la région serait antérieure à l’arrivée des conquérants Burcimba, c’est-à-dire les descendants de Jaba Lompo, soit après avant le XVe siècle de notre ère.
En plus des potiers anciennement installés, d’autres groupes de potiers seraient arrivés dans la région du Gulmu à une période relativement récente. Selon les sources orales, ces potiers d’occupation subactuelle sont les Combary, les Yonli, les Gbangou, les Moyenga et les Naba (Komombo). Dans la commune de Fada N’Gourma, plus précisément à Komadougou, village situé à 10 km au Nord de la ville, les Gbangou y sont considérés comme les artisans de la production céramique (ILBOUDO/THIOMBIANO F.E., 2010 : 437), tandis que dans celle de Diapangou, notamment à Komboari, les Naba (Komomba) y sont considérés comme les producteurs de la céramique. (YOUGBARE O., 1992 : 28). Ces différentes familles d’artisans du feu ont un statut particulier au milieu des autres groupes sociaux de la même communauté.
2. Le statut social des artisans du feu
Au Gulmu comme ailleurs au Burkina Faso, les groupes d’artisans vivent une réalité sociale plus ou moins particulière pour ne pas dire une situation de caste. Comme le soulignait Olivier LANGLOIS, le système de castes est un objet d’étude « difficile à cerner, tant ses formes et les contextes sociaux et culturels où il se rencontre peuvent varier » (LANGLOIS O., 2012 : 34). Toutefois, les caractéristiques de ce phénomène présentent des réalités que les nombreuses exceptions ne parviennent pas à cacher : la caste concerne généralement la forge et la poterie. Aussi, l’hérédité de la profession est un principe inaliénable. Sans être nécessairement méprisés, les spécialistes pratiquent l’endogamie et sont souvent mal considérés par le reste de la population.
Au regard de ce qui précède, certaines conditions sociales propres aux artisans du feu du Gulmu et particulièrement à ceux de la province du Gourma, nous invitent à relativiser la thèse qui réfute l’existence de la caste chez les Gulmanceba défendue par des auteurs comme Jean-Baptiste KIETHEGA. En réalité, la situation observée chez les forgerons et par extension chez les potiers du Gulmu en général et particulièrement ceux de la province du Gourma nous semble une expérience mixte dans la mesure où des survivances de conditions de la caste existent. De ce fait, l’endogamie est une pratique sociale ignorée des populations de cette partie du Burkina Faso.
Les relations matrimoniales sont permises entre les membres des groupes professionnels et ceux des autres couches sociales. L’enfant d’un forgeron ou d’un potier peut consentir un projet de mariage avec celui d’un cultivateur, d’un griot ou même de la classe royale et vice-versa. Cependant, la forge et la poterie demeurent des métiers héréditaires. L’activité de la forge et à la moindre mesure celle de la poterie se transmettent de père en fils. De plus, il n’est pas autorisé à un individu d’un autre clan autre que celui des forgerons à s’initier au métier de la forge. C’est une activité sacrée dont la transmission ne doit se faire qu’à l’intérieur du même lignage ou clan.
Selon l’occupation du milieu, les artisans, en l’occurrence les forgerons, ont leurs quartiers à part (zone zaoga), tandis que dans d’autres milieux (zone gulmance), ils sont confondus aux autres couches sociales comme c’est le cas à Fada N’Gourma, à Diapangou, à Yamba, à Matiakoali dans la province du Gourma. Dans les communes de Tibga et Diabo en pays zaoga par contre, les quartiers de forgerons sont toujours écartés de ceux des autres couches sociales. Seuls les neveux maternels, généralement autorisés à exercer le métier, peuvent habiter le même quartier qu’eux. La toponymie permet de les distinguer facilement : Lorg-saabin (Saabin de Lorgo) ; Koulpis-saabin, Tigb-saabin ; Nassobd-saabin ; Sandwab-saabin.
Quel que soit le milieu, les épouses des forgerons ne sont pas potières, exceptée l’épouse du forgeron issue d’une famille potière. Comme nous l’avons exprimé plus haut, la poterie est une activité exercée par des clans autres que celui des forgerons. C’est le plus souvent aussi une activité masculine.
D’une manière générale, les forgerons du Gulmu ne sont pas méprisés. Ils sont au contraire respectés et parfois craints. Mais le statut social de l’homme libre en général et de l’artisan du feu en particulier, en dehors de toutes autres considérations, est surtout fonction de ses relations avec la famille royale. Toutes ces réalités ci-dessus décrites nous autorisent à inscrire les artisans du feu de la province du Gourma dans un système mixte. Nous rejetons ainsi l’idée de l’absence de la caste chez les Gulmanceba. Comment explique-t-on la particularité du système de caste chez les Gulmanceba ?
3. Esquisse d’explication du système de caste chez les Gulmanceba
Le statut actuel des groupes socioprofessionnels en général et celui des artisans du feu en particulier du Gulmu seraient intervenus à un moment de l’histoire des Gulmanceba. Des sources orales indiquent que le système de castes aurait existé au Gulmu avant d’être abandonné au cours du temps. Cet abandon serait intervenu suite à la violation du principe de non mariage entre nobles (Burcimba) et gens libres (Talmu ou Jiima).
D’après les informateurs, la première union matrimoniale entre les deux classes fut l’œuvre de l’ancêtre fondateur des dynasties burcimba du Gulmu : Jaba Lompo, quand il eut épousé Kombary, fille d’une caste de forgerons. En sa qualité de premier roi des Gulmanceba, celui-ci aurait décrété l’annulation de l’endogamie sur toute l’étendue de son royaume dans l’esprit de minimiser le poids de l’« infraction » qu’il avait commise en épousant une forgeronne. L’endogamie étant l’une des conditions fondamentales de la caste, sa suppression entraina nécessairement la diminution, voire la suppression des principes du phénomène. Elle occasionna surtout la suppression de l’isolement et du mépris du groupe casté.
D’une manière générale, l’union entre un noble et une roturière et vice-versa garantit de facto une promotion sociale à tout le lignage roturier. Le passage ci-dessus explique alors bien l’inclusion sociale des gens libres en général et particulièrement des artisans du feu chez les Gulmanceba. Ce passage traduit bien cette réalité : « Une famille de jiima pouvait bénéficier d’une sorte de « promotion de statut social » à la faveur de ses relations de clientèle ou de ses rapports matrimoniaux avec les membres de la famille régnante ; (…), elle se trouvait plus ou moins à l’abri des exactions habituelles. Lorsqu’une famille de jiima avait fourni la mère d’un berijo influent, ou d’un bedo, ce dernier, en position de yariga (neveu utérin), protégeait, par son influence, sa famille maternelle. De même, les descendants d’une princesse, les benyariba ou burcinyariba) n’étaient pas totalement assimilés à des jiima, car ils étaient « forts d’un côté (celui de la mère) » (MADIEGA Y.G., 1982 : 235).
L’expérience du Nunbado Tontuoriba est, parmi tant d’autres, une parfaite illustration. Né d’une fille de la famille Traoré (forgeron-bijoutier), Tontuoriba, une fois au trône, autorisa l’installation définitive de tous les Malba (originaires du Mandé et adeptes de l’Islam) à Nungu. La fonction de l’Imam fut aussitôt attribuée à la famille Traoré, chargée de faire le dua (prière), à l’intention du roi, à la cérémonie du vendredi (MADIEGA Y.G., 1982 : 91-92).
Cette ascension sociale exemptait donc la famille Traoré de toute considération servile malgré son appartenance à la classe roturière. La multiplicité des relations matrimoniales entre les nobles et les gens libres expliquent certainement la situation sociale dans laquelle se trouvent les artisans du feu du Gulmu en général et ceux de la province du Gourma en particulier.
Conclusion
En Afrique de l’Ouest en général et au Burkina Faso en particulier, les artisans du feu, à savoir les forgerons et les potiers vivent le plus souvent des conditions sociales particulières au sein de leurs communautés. Cette situation sociale des artisans du feu tire ses origines de la stratification sociale des premières organisations étatiques. La classe des « hommes libres » qui est celle des groupes socioprofessionnels, du point de vue de la stratification sociale, est avec celle des « esclaves » au service de la classe des « nobles », c’est-à-dire les gens du pouvoir. Toutefois, en fonction de la politique sociale propre à chaque formation étatique, les artisans du feu ne vivent pas forcément les mêmes conditions sociales. A l’Est du Burkina Faso, chez les Gulmanceba, la situation sociale des artisans du feu est relativement flexible à cause de la suppression de l’endogamie. Mais quelle que soit la société, certaines conditions sociales demeurent communes aux artisans du feu : la hiérarchisation sociale, l’hérédité de la profession. Ces deux principes sont la preuve de l’existence de la caste chez tous les artisans du feu.
LANKOANDE Hamguiri
Attaché de recherche à l’Institut des Sciences des Sociétés
Adresse mail : hamguiri.lankoane@yahoo.fr
SAWADOGO Jacqueline
Doctorant à l’Université Joseph KI-ZERBO
Adresse mail : jacquysawa@gmail.com
SANOGO Dramane
Doctorant à l’Université Joseph KI-ZERBO
Adresse mail : sanogodramane@gmail.com
Bibliographie
KIETHEGA Jean-Baptiste, 1993, « Les castes au Burkina Faso », in Découverte du Burkina Faso, t1, SEPIA-ADDB, Paris, pp. 31-53.
KIETHEGA Jean-Baptiste, 1993, Les conditions sociales des travailleurs du fer : forgerons et potiers du Burkina Faso, in Communication au symposium africain sur les savanes ouest africaines, Franckfort, institut, Léo Frobènuis, pp. 53-69.
KIETHEGA, Jean-Baptiste, 1996, La métallurgie lourde au Burkina-Faso, Thèse d’Etat ès Lettres et sciences humaines, Paris I, Panthéon-Sorbonne, 2 tomes, 802 p.
KIETHEGA Jean-Baptiste, 2009, La métallurgie lourde du fer au Burkina Faso : une technologie à l’époque précoloniale, Paris, Karthala, 500 p.
LANGLOIS Olivier 2012, « L’endogamie des forgerons dans les monts Mandara : origines et réification d’un concept nomade », in Robion-Brunner, C & Martinelli, B. (eds.), Métallurgie du fer et Sociétés africaines. Bilans et nouveaux paradigmes dans la recherche anthropologique et archéologique, Cambridge Monographs in African Archaeology, 81, séries 2395, pp. 33-45.
LANKOANDE Hamguiri, SAWADOGO Jacqueline, SANOGO Dramane, Regards croisés sur le statut social des artisans du feu : cas des métallurgistes et des potiers des provinces du Bam, du Gourma et du Kénédougou/Burkina Faso, in Songuiri, Revue des sciences humaines et sociales, Université Peleforo Gon Coulibaly, Numéros 008 & 009, 2024, ISBN : 978-2-9553416-05, pp. 16-32.
MADIEGA Yenouyaba Georges, 1982, Contribution à l’histoire précoloniale du Gulmu (Haute Volta), Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, GMBH, 260 p.
THIOMBIANO/ILBOUDO Foniyama Elise, 2010, Les vestiges de l’occupation humaine ancienne dans le Gulmu : des origines à la période coloniale : cas de Kouaré et de Namoungou, Thèse de doctorat unique, Département d’Histoire et Archéologie, Université de Ouagadougou, 664 p.
YOUGBARE Oumarou, 1992, Le pays zaoga méridional : Archéologie et tradition orale dans l’approche du peuplement, Mémoire de Maîtrise, FLASHS, Université de Ouagadougou, 214 p.