Syrie : « La défaite de Bachar el-Assad pourrait inciter la Russie à réajuster sa stratégie d’intervention en Afrique » (Omar Zombré)
Journaliste, écrivain, consultant en relations internationales et spécialiste en communication, Omar Zombré décrypte, à travers les lignes qui suivent, la situation en Syrie. Il estime que la défaite de Bachar el-Assad pourrait inciter la Russie à réajuster sa stratégie d’intervention dans d’autres régions, en particulier en Afrique, où elle cherche à accroître son influence. D’après lui, l’une des principales leçons que les Russes pourraient tirer est la nécessité de renforcer les capacités autonomes des régimes qu’elle soutient, afin de ne pas se retrouver dépendants d’une intervention militaire directe prolongée.
Treize ans : c’est le temps qu’aura résisté le régime de Bachar el-Assad avant de s’effondrer. Après avoir survécu aux soulèvements du printemps arabe déclenchés en 2011, qui ont renversé de nombreux leaders en Afrique et au Moyen-Orient, à la rébellion de 2015 et aux attaques de l’État islamique au Levant, le régime syrien a finalement succombé.
La survie du régime de Assad Fils a été rendue possible grâce à une conjugaison d’efforts, notamment ceux de ses parrains régionaux et de son principal allié stratégique, la Russie. Cependant, cette dernière, engagée en Ukraine, a rapidement retiré ses forces du pays, précipitant une semaine décisive où le régime de Damas s’est désintégré. L’effondrement s’est produit face à une offensive coordonnée du Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), dirigé par Abou Mohammad al-Golani, un ancien membre de Al Nostra transfuge du groupe Al-Qaïda qui aurait troqué sa croisade du djihad au profit de la rébellion, une cause davantage politique, ainsi que l’Armée Syrienne Libre, groupe soutenu depuis Ankara, et d’autres petits groupes rebelles ou islamistes. La chute de Bachar el-Assad soulève des questions cruciales sur la fiabilité des alliances internationales et la dépendance excessive aux forces armées étrangères et aux mouvements armés exogènes.
La Chute de la Dynastie Assad : Du Printemps Arabe à l’Offensive Rebelle
Après une cinquantaine d’années de règne sans partage, la dynastie Assad ne survit pas aux derniers assauts des groupes rebelles et islamistes coalisés de dernière heure. L’homme de Damas fuit après avoir constaté avec amertume que ses forteresses s’écroulent une à une sous la bourrasque du HTS et des autres factions. Pourtant, ce médecin diplômé des écoles occidentales a tout pour réussir lorsqu’il succède à son père dans les années 2000. Après 11 années de règne, il se trouve confronté aux premiers grands chocs sociaux dans son pays. Un tsunami venu du Maghreb, appelé Printemps arabe, défait les régimes qualifiés d’autoritaires, les uns après les autres, à commencer par la Tunisie.
Le 15 mars 2011, Deraa, une ville syrienne, est gagnée par un mouvement de contestation. La population réclame le départ de la famille Assad, au pouvoir depuis 1970. Bachar el-Assad oppose au mouvement la force brute de son régime. En octobre 2011, soit huit mois plus tard, le bilan dressé par le Conseil de Sécurité est lourd. La répression a été sanglante : plus de 2 700 victimes civiles, des dizaines de milliers de manifestants détenus dans les prisons syriennes, et plus de 10 000 réfugiés en Turquie, au Liban et en Jordanie.
Face à cette répression violente, en juillet 2012, des dissidents de l’armée régulière et des brigades d’obédience islamiste créent l’Armée Syrienne Libre (ASL) en Turquie, pays voisin de la Syrie. Des médias internationaux rapportent que les insurgés ont pris le contrôle de la Ghouta orientale et d’une grande partie des campagnes au sud et au nord de la capitale, tout en progressant vers la ville d’Alep. Le gouvernement garde alors le contrôle de Damas et des régions menant vers le poste frontière de Masnaa avec le Liban (RFI, 09/12/2024).
Un paysage géopolitique complexe et fragmenté
La situation sécuritaire et géopolitique se complique davantage avec l’appétit grandissant de l’État islamique (EI), apparu en Irak entre 2003 et 2011, dans le sillage de la chute de Saddam Hussein orchestrée par une campagne militaire américaine. Cet événement a ouvert la région à une avalanche de violences et de crises sécuritaires de toutes sortes, tout en provoquant une résurgence des soulèvements armés kurdes.
Un marché des alliances géopolitiques s’ouvre dans tous les sens :
• Les Kurdes s’allient aux États-Unis dans la croisade contre l’État islamique, tout en luttant contre l’État irakien tandis qu’ils sont contrés par la Turquie.
• Les Turcs, de leur côté, mènent une bataille contre les Kurdes tout en soutenant l’Armée Syrienne Libre (ASL) contre l’État islamique et contre le régime de Bachar el-Assad.
• El-Assad reçoit l’appui de l’Iran et du Hezbollah, une organisation ennemie jurée d’Israël, qui est allié des États-Unis et bombardent régulièrement les installations d’armement syriennes.
• Quant à l’État islamique, il mène une guerre pour son hégémonie contre l’Irak, la Syrie, Al-Qaïda, les Kurdes et d’autres minorités ethniques.
Bref, c’est le brouillard absolu : tout le monde se bat contre tout le monde dans la région.
L’intervention russe : un tournant décisif
Le 30 septembre 2015, au nom de la campagne internationale contre la nébuleuse terroriste de Daech (l’État islamique au Levant), la Russie déploie ses forces en soutien au régime de Bachar el-Assad, dont le pouvoir ne tient alors plus qu’à un fil, réduit à Damas et ses environs. Les forces russes interviennent principalement par des frappes aériennes, suivies d’appuis au sol (L’Express, 06/10/2015). Dans sa publication du 23 février 2024, le Mena Research Center rapporte : « L’intervention militaire russe en Syrie en 2015, qui comprend des frappes aériennes contre des groupes d’opposition, contribue à faire basculer le cours du conflit en faveur d’Assad ».
La victoire de la Russie et les limites de l’Armée Assad
De 2015 à décembre 2024, l’intervention de la Russie en Syrie a été marquée par un succès singulier, bien que ses méthodes aient suscité de vives critiques de la communauté internationale. Human Rights Watch a dénoncé des crimes de guerre dans son communiqué du 1er décembre 2016. Aux côtés de Bachar el-Assad, la Russie a permis à l’armée régulière syrienne de reprendre plusieurs villes stratégiques, de repousser les groupes rebelles et de réduire en peau de chagrin les ambitions expansionnistes de l’État islamique en Syrie.
Selon les données du ministère russe de la Défense, reprises par le site Orient XXI, les forces aériennes russes ont effectué près de 39 000 sorties depuis le début de leur intervention le 30 septembre 2015. Le site souligne que ces frappes, particulièrement intensives lors des premiers mois, ont diminué avec le temps, à mesure que la situation sur le terrain basculait de manière décisive en faveur des forces loyalistes.
Dans son ouvrage L’Ambivalence de la Puissance Russe, Eugène Berg rappelle que, parallèlement aux efforts russes, l’Iran a joué un rôle clé en appuyant la Syrie par l’envoi de 76 milices pro-iraniennes sur le front d’Alep-Est, ce qui a permis de donner un avantage significatif aux forces de Bachar el-Assad. Cependant, malgré ces soutiens militaires massifs, le régime syrien n’a pas réussi à éradiquer totalement les mouvements islamistes ni à apaiser les revendications politiques armées.
Cette intervention russe a néanmoins permis à Moscou de réaffirmer sa puissance sur la scène internationale et de consolider son rôle stratégique au Moyen-Orient, une région longtemps dominée par la présence française, israélienne et américaine d’un côté, et iranienne de l’autre. Cette crise a également mis en lumière la montée en puissance de la Turquie, désormais un acteur majeur et incontournable de la région.
Les motivations de la Russie en Syrie étaient autant stratégiques que géopolitiques. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, Moscou, confrontée à des sanctions occidentales et à un isolement relatif, a cherché à s’appuyer sur des alliés non occidentaux, notamment l’Iran. L’intervention en Syrie a offert à la Russie l’opportunité de projeter sa puissance militaire à travers une opération de taille modeste mais significative, au-delà de sa région d’influence traditionnelle, les Balkans.
Ce retour historique a marqué le retour de Moscou dans le jeu géopolitique du Moyen-Orient, une région où elle avait été marginalisée depuis la chute de l’URSS.
Dans cette dynamique, la Russie a renforcé sa présence militaire en établissant la base navale de Tartous, sur la Méditerranée, et la base aérienne de Hmeimim. Selon le site Ici Beyrouth (10 décembre 2024), ces infrastructures clés permettent à Moscou de maintenir son influence non seulement au Moyen-Orient, mais également dans le bassin méditerranéen et en Afrique. Orient XXI (9 octobre 2018) rapporte d’ailleurs que la base navale de Tartous constitue l’unique axe logistique de ravitaillement entre la Russie et la Syrie sur lequel Moscou peut compter de manière autonome.
Cependant, ce succès initial s’est rapidement érodé. L’armée syrienne, sous la direction de Bachar el-Assad, n’a pas su se réformer ni se moderniser pour acquérir une autonomie stratégique. Sa dépendance excessive à l’égard de ses partenaires russes, iraniens et du Hezbollah a transformé le régime en une entité vassale, fragile et sous perfusion.
Par ailleurs, des événements majeurs dans la région, impliquant Israël, le Liban et Gaza, ont accéléré l’effondrement progressif du régime en mettant à nu ses faiblesses structurelles et stratégiques ouvrant ainsi la voie aux mouvements rebelles et groupes islamistes.
Israël dans le jeu
Après avoir « rasé » Gaza non sans susciter des condamnations de plusieurs organisations humanitaires, Israël profite de sa campagne contre les auteurs des attentats du 7 octobre 2022 pour régler les comptes à ses ennemis dans la région. L’État hébreu mène des frappes préventives en Iran, puis au Liban, après avoir piégé le Hezbollah et neutralisé son leader, Hassan Nasrallah. Les alliés traditionnels de la Syrie dans la région sont déstabilisés. Un front s’ouvre au Liban, avec l’engagement des hommes du Hezbollah, alliés stratégiques de l’Iran. Dans cette configuration, un rapatriement des combattants du Hezbollah en Syrie, appuyés par les groupes armés pro-iraniens, n’est pas exclu. Cela aurait pour conséquence de considérablement affaiblir les forces de soutien de Bachar el-Assad, laissant une armée fragile et mal organisée face aux rebelles et groupes islamistes.
Le 1er décembre 2024, le groupe armé islamiste HTS, supposément proche de la Turquie (bien que cette dernière ait nié toute affiliation avec l’organisation, classée terroriste par les États-Unis), ouvre un front contre les forces de Bachar el-Assad à Alep. Libanews, dans son article Qui est HTS, rapporte que la Turquie, en tant que principal soutien des forces rebelles syriennes, a noué des relations pragmatiques avec HTS pour maintenir son influence dans le nord de la Syrie. Bien que ce soutien soit indirect, plusieurs éléments suggèrent une collaboration tacite. Le site révèle également que HTS est composé de plusieurs groupes armés, dont certains, comme Harakat Nour al-Din al-Zenki, bénéficiaient de l’aide étrangère, notamment des États-Unis.
L’ASL rejoint le HTS dans les offensives contre l’armée régulière syrienne. Le rouleau compresseur s’enclenche. Moins d’une semaine après l’offensive, Damas s’écroule. Bachar el-Assad est rapidement évacué à l’étranger, laissant Damas orphelin. Selon certaines sources, il se trouverait en Russie, bien que l’État russe n’ait pas encore confirmé ces spéculations. Les militaires se rendent ou fuient le combat vers les pays voisins, craignant une vendetta des nouveaux maîtres de Damas. La course est lancée entre le HTS et l’ASL pour prendre le contrôle de la capitale, mais entre-temps, le HTS prend l’avantage stratégique et politique.
Les implications de la chute du régime de Assad
La chute du régime de Bachar el-Assad en décembre 2024 marque un tournant majeur pour la Syrie et le Moyen-Orient. Malgré un soutien militaire décisif de la Russie et de l’Iran, le régime syrien a échoué à s’autonomiser, ce qui a conduit à son effondrement après le retrait des forces russes. Cette défaite laisse un pays fragmenté et sans direction centrale, exacerbé par des rivalités internes entre groupes armés. Le vide stratégique créé par l’effondrement du régime ouvre la voie à une reconfiguration géopolitique de la région, affectant les relations entre la Syrie, l’Iran, le Hezbollah, et la Turquie, tout en renforçant l’influence de groupes rebelles comme le HTS.
Pour l’heure, le leadership du HTS semble incontesté, garantissant ainsi le pouvoir à son leader, Al-Golani, qui a déjà nommé un Premier ministre. Cependant, Al-Golani devra naviguer habilement entre les intérêts de son groupe et ceux des partenaires ou rivaux pour maintenir la stabilité et la sécurité, condition essentielle à un retour progressif à l’ordre institutionnel et constitutionnel.
Les conséquences géopolitiques de la chute d’Assad affectent l’équilibre régional, notamment en réduisant le rôle stratégique de la Syrie pour l’Iran et le Hezbollah. Cela pourrait entraîner une réévaluation de l’intervention étrangère, en particulier de la Russie, qui pourrait ajuster ses alliances dans la région. Le renforcement du HTS et l’intensification des relations entre la Turquie et les rebelles risquent de déstabiliser davantage la Syrie, notamment dans le nord. La nouvelle dynamique pourrait inciter d’autres puissances à s’impliquer davantage, tandis que des propositions de paix, telles que celles du HTS vis-à-vis d’Israël à travers la voix d’un de ses membres influents, pourraient redéfinir les contours du conflit.
Implications en Afrique
La défaite de Bachar el-Assad en Syrie pourrait inciter la Russie à revoir et réajuster sa stratégie d’intervention dans d’autres régions, en particulier en Afrique, où elle cherche déjà à accroître son influence. L’une des principales leçons que la Russie pourrait tirer de son échec en Syrie est la nécessité de renforcer les capacités autonomes des régimes qu’elle soutient, afin de ne pas se retrouver dépendante d’une intervention militaire directe prolongée. En Afrique, la Russie pourrait donc adopter une approche plus nuancée, en investissant dans le renforcement des forces locales et en consolidant les relations avec des alliés à long terme, tout en évitant d’être perçue comme un acteur néocolonial ou un soutien militaire exclusif. Cela pourrait se traduire par une meilleure gestion de ses emprises militaires et de ses engagements diplomatiques sur le continent, notamment par un soutien économique et politique plus diversifiés.
En tirant les leçons de ses erreurs en Syrie, où son intervention a souvent été perçue comme brutale, la Russie pourrait adapter sa stratégie en Afrique en privilégiant des approches plus flexibles et politiques. Elle pourrait renforcer ses partenariats avec les gouvernements africains en proposant des formations militaires, des accords de sécurité à long terme, et des investissements dans des projets d’infrastructure civile et militaire. Cela permettrait à la Russie de solidifier son influence tout en évitant un sur-engagement militaire et en offrant une alternative crédible aux puissances occidentales, tout en soutenant les capacités des États africains à gérer leurs propres conflits.
Omar Zombré