Dynamiques d’innovation dans le système igname en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso
Yabile Florence OUATTARA, attaché de recherche à l’institut des Sciences des Sociétés / Centre National de Recherche Scientifique et Technologique (INSS/CNRST), yabileflo@yahoo.fr
Résumé
Cet article de vulgarisation est tiré de deux articles scientifiques. Le premier article s’intitule « Logiques des producteurs d’igname face aux nouvelles techniques de gestion de la fertilité des terres à Léo (Burkina- Faso) », publié en 2022 dans la Revue Africaine d’Anthropologie (Nyansa-Pô) et Développement, no 34, pp : 192-208, ISSN : 1819-0642. Le second article est intitulé « Innovation platforms in the yam value chain in Ivory Coast and Burkina Faso : display or filter for endogenous innovations ? » publié en 2021 dans la revue American Journal of Humanities and Social Sciences Research (AJHSSR), Vol-5, Issue-6, 2021, pp : 440-454, e-ISSN : 2378-703X. Le présent article présente les dynamiques d’innovation diverses des parties prenantes observées dans le système igname suite l’intervention du projet de recherche YAMSYS qui soutiennent le développement de la filière igname avec une répercussion réduite sur la dégradation de l’environnement. Ces dynamiques sont sociales, économiques, et agronomiques.
Mots clés : système igname, dynamique, YAMSYS, partie prenante
Introduction
En Afrique subsaharienne bien que la densité de population de certains pays reste inférieure à celle de l’Asie ; la croissance de sa population est bien plus grande que dans n’importe quelle autre région du monde. De ce fait la pression est plus forte sur les cultures dites traditionnelles dont le système de production qui doit transiter vers des systèmes plus productifs. La production de l’igname en fait partie. Sa production doit augmenter, avec des méthodes économiquement viables et socialement acceptables. Parmi les principaux problèmes de la productivité agricole à base d’igname se trouve la problématique de la non utilisation des pratiques de la gestion de la fertilité du sol.
Pour D. Soro et collaborateurs (2007) l’accroissement de la pression foncière en Côte d’Ivoire réduit la disponibilité de terres « vierges » recherchées par les producteurs d’igname. Pour J.C. Hinvi et R. Nonfon, (2000) la baisse de la fertilité des terres consécutive à la croissance démographique et aux pratiques culturales d’exploitation a induit une baisse des rendements de l’igname.
De ce fait, la gestion durable des terres arables se présente dans le cadre de la culture de l’igname comme une des solutions pour aboutir à des systèmes de production plus performants et durables (T. Fairhurst, 2015). Le Burkina Faso a mis au point une stratégie et un plan d’action de gestion intégrée de la fertilité des sols cependant jusqu’en 1999 aucune mise en œuvre de ce plan n’a été effective par manque de financement. Il ressort un intérêt de différents partenaires (État, bailleurs, acteurs de mise en œuvre) pour comprendre les processus en cours dans la mise en œuvre de la gestion durable des terres et alimenter les discussions sur ce que cela change pour les producteurs. Cette gestion repose sur trois principes de l’écologie de la production végétale (FAO, 2011). La gestion durable des terres repose sur les méthodes d’apprentissage et d’aide à la décision.
En Côte d’Ivoire, une attention est portée sur le manioc et la banane plantain via les projets conduits par le Fond Interprofessionnel pour la Recherche et le Conseil Agricole (FIRCA). Cependant, dans le groupe Racine-Plantain-Tubercule, l’igname serait un peu restée en marge.
Le projet YAMSYS est intervenu dans le système igname en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso au travers d’un dispositif multifacette et multidimensionnel qui affecte les domaines environnementaux, sociaux, économiques et institutionnels. Quels sont les dynamiques que cette approche a pu susciter dans le système igname ?
Méthodologie
L’étude a été menée auprès des plateformes d’innovation de la commune de Tiéningboué en Côte d’Ivoire et dans celle de Léo au Burkina Faso qui sont respectivement des zones d’intervention du projet YAMSYS. La situation géographique de la commune de Tiéningboué indique qu’elle se situe dans la zone de transition de la forêt, dans la région du Nord-Ouest de la Côte d’Ivoire comprise entre les isohyètes 900 mm et 1700 mm. Le climat est caractérisé par deux saisons à savoir une longue saison sèche (octobre - avril) et une saison pluvieuse (mai -septembre). Quant à la commune de Léo est située dans la zone agro-climatique de type soudano-sahélienne bordée par l’isohyète 900 mm et l’isohyète 1100 mm (E.N. Kohio et al., 2017).
Les entretiens semi-structurés et libres ainsi que des observations participantes ont servi à la collecte des données de terrain au sein des plateformes d’innovation. Puis les données ont été analysées suivant les principes de l’analyse processuelle des fonctions développées par M.P. Hekkert et collaborateurs (2007) afin de comprendre la dynamique d’innovation des parties prenantes du système igname.
Résultats
La dynamique des acteurs est définie comme l’ensemble des changements de pratiques et d’attitudes et de comportements des parties prenantes du système igname suite à leur interaction avec les connaissances alternatives co-produites dans les zones d’intervention du projet.
YAMSYS a induit des effets directs et indirects dans le système igname. Ainsi nous y observons des changements d’ordre technique et social. Les variables de structure, de fonctionnement et de performance des plateformes d’innovation d’une part et des paramètres de co-construction des connaissances d’autre part, ont servis de base d’analyse des changements.
Dynamique agronomique de YAMSYS sur la culture des ignames
La combinaison des paquets techniques et les résultats issus des démonstrations diverses ont influé la représentation de la sédentarisation sur une même parcelle des producteurs avec le développement intentionnel d’un système rotatif des cultures. En effet ceux qui avaient été sensibilisés sur les effets néfastes du processus d’extension des cultures décident de sa mise en œuvre progressive sur leur exploitation surtout chez ceux dont les patrimoines fonciers sont menacés par l’installation rapide des jeunes ou ceux déjà contraints par cette pression foncière. Par contre ceux qui avaient intentionnellement choisis de rallonger la durée du cycle de l’igname sur leur parcelle voient leur « savoir comprendre » se renforcer.
La sédentarisation promue par YAMSYS afin d’assurer une gestion intégrée de la fertilité des sols permet l’atteinte de deux objectifs distincts dans le process de production des ignames à savoir à court terme un accroissement des rendements de culture du fait des interactions entre les cultures dans le système rotatif et à long terme une gestion des eaux et de la fertilité des sols qui influe fortement sur la durabilité étendue des ignames. Cette gestion à long terme modifierait la structure des sols et permettrait d’accéder à de nouveaux marchés suite à la variabilité des produits offerts de meilleures qualité et créer des rentes pour les producteurs comme la mise à disposition des transformatrices des variétés aptes à leur activité de transformation ou des marchés des semences suite à l’éclatement du territoire (ensemble des parcelles) d’où une reconfiguration des liens sociaux.
Les activités collectives sur les champs d’expérimentation ont induit des mutations dans l’entraide mutuelle et les échanges existants entre les producteurs. Le producteur est capable de s’arranger avec son voisin issu d’une autre lignée pour un échange de la main d’œuvre ou un partage de connaissances explicitées.
Le fait d’avoir donné la possibilité de tester les technologies par des producteurs expérimentateurs qui sont en quelque sorte les premiers utilisateurs des paquets technique co-construites et constaté par eux-mêmes les résultats a poussé des producteurs à se décider sur des formes d’utilisation de ces artefacts. De plus cet état de fait induit une redéfinition de la finalité de leur exploitation et leurs objectifs à long terme. Par conséquent pour assurer la survie de leur activité sur un marché changeant dans le temps les producteurs ont travaillé à faire réapparaître des variétés d’igname comme Sankapiè et l’augmentation des rendements d’autre variété comme Toula et Larbacoua afin de répondre aux besoins des transformateurs, des consommateurs et assurer la rentabilité socio-économique de leurs activités diverses.
Les « producteurs expérimentateurs » ont influencé indirectement l’avenir de la production de l’igname dans leur milieu et directement le succès des paquets techniques. Ces derniers usent de ce titre pour se hisser un nouveau statut social, le valorisant dans le village et se donner une position dans le process de production des ignames.
Les producteurs après avoir perçus la compatibilité des technologies et des artefacts communicationnels avec les valeurs de leur groupe d’appartenance décident d’adopter des pratiques enseignées.
Dynamique des interactions des parties prenantes
Les interactions avec de multiples acteurs ont été déterminantes dans l’orientation des innovations que ce soit le choix des innovations, leur faisabilité que leur acceptabilité.
Les interactions entre les membres de la PI et pendant les voyages d’échanges de connaissances ont permis aux uns et aux autres de comprendre mutuellement les difficultés auxquels chaque groupe d’acteurs est confronté et leurs besoins. Ces échanges ont entraîné des formes de collaborations entre les acteurs et un renouvellement de la perception de leur métier ainsi certains producteurs ont adoptés non seulement des circuits courts de vente des ignames auprès des grossistes mais aussi des stratégies de ventes précoce d’igname en septembre. Les interactions ont induit des stratégies technologiques chez les exploitants dont la forme du lit de plantation est fonction de la nature de l’offre de produits. Un renforcement de la confiance en soi chez les vulgarisateurs et entre eux et les producteurs dans la production du compost et leur restructuration en société coopérative.
Les producteurs ont acquis de nouvelles forces productives et pris conscience de leur importance sur le marché d’approvisionnement suite à leur accessibilité aux sources d’informations et de ressources comme le crédit agricole. Ainsi ils changent progressivement leur manière de se mettre en relation avec autrui et d’assurer la rentabilité de leurs activités diverses.
Les acteurs de la microfinance ont intégré les producteurs d’igname dans leur groupe cible. Les échanges d’informations sur les modalités d’accès aux crédits et les discussions dans les plateformes d’innovations tant en côte d’Ivoire qu’au Burkina Faso sur la nécessité du crédit dans la culture de l’igname ont permis aux producteurs de se restructurer en groupes éligibles. Ces discussions ont eu plus d’écho au Burkina Faso qu’en Côte d’Ivoire. Ainsi des producteurs organisés en groupe ont pu contracter des crédits auprès d’une institution de microfinance de la commune de Léo. La prise de conscience de l’interdépendance entre les producteurs et l’institut de la microfinance combinés à la stratégie d’animation contribuent à la réussite de la coopération et le développement des activités de chaque partie prenante.
La création des lieux de dialogue tels que les plateformes d’innovation et les cadres de concertations ont permis l’élaboration progressive d’un langage commun suite à la confrontation de points de vue afin de répondre aux problèmes de la gestion intégrée de la fertilité du sol. Cette innovation renouvelle les moyens d’une gestion plus durable du système igname dans la sous- région.
Les connaissances explicitées co-construites avec les « producteurs expérimentateurs » ont suscité des transformations dans la communauté de savoirs. En effet apparaît d’autres sources d’informations que sont les producteurs endogènes et les vulgarisateurs au côté des personnes expérimentées (les vieux ; les pères, les leadeurs coutumiers). Ce qui pourrait à long terme induire des changements dans les pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement dans un processus déguisé de déviance des normes sociales comme le non-respect de la période de récolte tardive et collective en décembre-janvier.
Dynamique économique dans le système igname
Les échanges multiples et les voyages d’échanges entre les producteurs de la côte d’Ivoire et ceux du Burkina Faso ont accru l’acceptation des techniques culturales. Ceci a induit en retour, une évolution de la production de plus en plus orienté vers le marché.
Des producteurs saisissent l’opportunité que leur offre YAMSYS dans l’apprentissage des techniques de production de semences propres pour s’imposer sur le marché ainsi ils détiennent le leadership des prix de vente des semences qui passe de 50 FCFA à 75 FCFA pour finalement se fixer à 100 FCFA l’unité. Certains producteurs développent une stratégie d’orientation concurrente de telle sorte à controverser la situation commerciale que connait la culture de la patate douce cible des périodes stratégiques pour conduire certaines variétés d’ignames sur le marché qui correspond à la période où ces ignames sont inexistantes chez les transporteurs Ghanéens et dont la demande est très forte ; il s’agit de la production de la variété Sankapiè qui arrive sur le marché au mois de septembre avec une demande assez forte.
Conclusion
Les relations verticales et horizontales ont constitué des paramètres d’échanges, de transfert d’informations, de partage de connaissances et de bénéfices entre les parties prenantes du système igname. Ceci constitue un atout très précieux pour les divers acteurs de la commune de Léo et de Tiéningboué. Ainsi les producteurs sont motivés à se restructurer en un groupe d’acteur plus professionnel dans l’optique de repositionner l’igname comme culture prioritaire dans les politiques agricoles plus au Burkina Faso comme en Côte d’Ivoire.
L’innovation technique a tracé la frontière entre les producteurs « modernes » et « traditionnels ». Les paquets techniques de YAMSYS ont induit des changements dans le statut des producteurs d’igname, dans leurs perceptions, leurs mises en relation avec autrui et dans leurs attitudes et comportements de praticiens après l’expérimentation des paquets techniques de YAMSYS. Ainsi cet ensemble d’éléments a fait passer certains producteurs du statut de paysans traditionnels à celui de paysans intermédiaires qui sont dans une trajectoire d’adoption et de réadaptation des paquets techniques. Autrement dit, ils n’ont pas totalement abandonné les pratiques traditionnelles mais les combinent avec les nouvelles pratiques apprises.
Référence Bibliographique
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