Burkina/Les arts plastiques et la société : De la révolution de Thomas Sankara à aujourd’hui
Photo : Artistes.BF
Ingénieur agronome franco-burkinabé à la retraite, Lucien Humbert retrace, dans cette tribune, l’évolution des arts plastiques au Burkina Faso, de la période révolutionnaire à aujourd’hui. Il estime que l’enjeu de la créativité d’une Nation et la question des marchés des industries culturelles sont liés. Pour lui, l’avènement d’un « marché » d’arts plastiques requiert des solutions à court terme dans le cadre d’une volonté politique sur le long terme.
Préambule :
De quoi s’agit-il ? Force est de constater que les sociétés urbaines de l’Afrique sub-saharienne démontrent, depuis des décennies, une formidable aspiration à la création artistique tout en restant confrontées à la réalité de marchés nationaux peu incitatifs. Question de marketing et de professionnalisation des acteurs du secteur ? Question d’assignations culturelles entre traditions et commandes de messages publics, quand les jeunes sont attirés par les écrans et des loisirs éloignés des industries culturelles contemporaines, la musique mise à part ? ou question de prix des œuvres des artistes africains cotées à haut niveau sur les marchés internationaux, et hors de portée de marchés nationaux africains balbutiants ?
Les Arts plastiques contemporains d’Afrique intéressent qui ? Peuvent être utiles à quoi ?
Le sujet des Arts Plastiques : de la Révolution culturelle de Thomas Sankara aux marchés des Arts plastiques » permet de resituer la problématique des Arts au croisement d’un besoin d’imaginaire individuel et collectif, et de la sanction économique d’un marché d’industries culturelles.
Thomas Sankara a promu, à la fois, un paradigme économique privilégiant la consommation de la production nationale et une révolution culturelle fondée sur un puissant symbolisme révolutionnaire.
En rebaptisant le Pays des Hommes Intègres, en lui donnant un nouvel hymne national, en fondant le Théâtre populaire et le SIAO, au travers de monuments publics, Thomas Sankara a doté la Révolution, et la Nation, de symboles rassembleurs et mobilisateurs.
Quarante années se sont passées.
En organisant, en 2014, une exposition de photographies des monuments de Ouagadougou dans le cadre du Carrefour International des Arts Plastiques, j’ai découvert un document à l’état de brouillon où Toussaint Zongo, cadre de l’administration de la Mairie de Ouagadougou, avait répertorié tous les monuments et bâtiments historiques de la ville.
Entre 1984 et 1987, la ville s’est dotée de 10 nouveaux monuments, alors que pendant les 10 ans qui ont suivi, il ne fut érigé aucun nouveau monument. Ce n’est qu’en 1998 que les commandes publiques ont été relancées, en privilégiant le gigantisme de monuments architecturaux.
En juillet 2022, donc récemment, Hervé Landry Coulibaly et Amadou Tindano, de l’Université Joseph Ki-Zerbo ont rédigé un long article sur la signature révolutionnaire de Thomas Sankara au travers des monuments de la ville, en accompagnement de sa politique d’urbanisme. Je cite un extrait de leur résumé : « Sous la Révolution démocratique et populaire (RDP), le pouvoir a érigé dans la capitale Ouagadougou, des monuments de propagande politique et idéologique du CNR, notamment des monuments en hommage à la femme et des monuments qui portent un discours culturel, de solidarité et anti-impérialiste. »
En mettant l’accent sur cette lecture politique des monuments de la capitale, les auteurs de l’article évoquent la disparition de la statue du Palestinien de la place située en face de l’Ecole de Police, quand en 1998, dans sa volonté de rectification, le Président Blaise Compaoré s’est détourné de la solidarité révolutionnaire de Thomas Sankara d’avec le peuple Palestinien, en remplaçant la statue par le monument des sportifs.
Mais, en dépit de la suspension des commandes de monuments publics pendant la décade de l’après Révolution, l’impulsion de la créativité artisanale et artistique avait été ensemencée durablement dans la société Burkinabé.
Et en 1988 Ky Siriki lança le premier symposium international de sculptures sur le site de granite de Laongo.
Alors que le Centre National d’Arts et d’Artisanat avait privilégié principalement la sculpture, le bogolan et le batik, la Peinture a fait son apparition sous l’impulsion de Guy Maurette, Directeur de l’Institut Français dans les années 90, avec l’engagement de Ky Siriki et de l’artiste franco-burkinabé Blaise Patrix, « Ouag’Art » a été initié – dans le même temps que « Jazz à Ouaga » -.
Ce fut l’époque des pionniers : Christophe Sawadogo, Sambo Boly, Samadoulougou, Suzanne Ouédraogo, Fernand Nonkouni, Takité Kambou, bien d’autres encore, et, pour les disparus : Claude-Marie Kabré, Zoungrana Saïdou dit Beybson, André Sanou de Bobo…. Il y en eut foison, et Ouagadougou est devenu un centre d’attraction pour les artistes de la sous-région.
Pratiquement, la plupart des artistes autodidactes ont été portés par des amateurs d’arts qui se lancèrent dans l’aventure, avec plus d’engagement bénévole que de moyens. Les bailleurs de fonds furent conquis, et ils s’engagèrent à leur tour, pas seulement dans des Projets à thèmes.
Ce fut une période d’intense créativité pour une expression artistique relativement libre d’assignation de messages, puisant dans la palette des couleurs et des matériaux disponibles pour des artistes autodidactes sans grands moyens et confrontés à l’incompréhension de leur milieu socio-économique, entre vocation et métier à découvrir (collectivement).
Parmi les premières galeries d’Arts privées qui contribuèrent à cette aventure de pionniers, il faut se souvenir de la galerie de Monsieur Hien sur l’avenue Kwamé Nkrumah, qui dut malheureusement fermer assez vite, incompris qu’il fut, tant par le service des impôts que par les artistes qui négociaient la vente de leurs œuvres dans le dos de leur galeriste. La première galerie professionnelle (avec système d’accrochage et éclairage) mise en place par un artiste Burkinabé fut incontestablement celle de Hamed Ouattara à Cissin. Le Centre de formation aux arts et à l’artisanat d’Olorun, précurseur du Centre Lukaré, la Galerie Nuance, la promotrice Elisabeth Mouillé-Gouin, la galerie du restaurant Gondwana, le Karité Bleu, la galerie Hangar Onze d’un collectif d’artistes, le Baratapas de Alain Combes, la galerie Sikandra à la Patte d’oie, ANAPAP, APAP …furent des artisans majeurs du mouvement de créativité des Arts Plastiques, et de la Peinture plus particulièrement, de la place.
De l’année1995 à aujourd’hui, d’autres galeries sont nées, parfois éphémères : la galerie de Adama Pacode, FARA de Samadoulougou, L’Escalier Rouge, la Galerie Wassa de Sylvana Moï (place de la Mère et de l’Enfant), qui a invité l’artiste togolais Sokey Edoch à contribuer à l’élan naissant. A partir de 2008, du temps de la Villa Yiri Suma, Bras Ouverts, Mains du Monde de Napam Beogo, Klala, le Centre Culturel Georges Kaboré, Le Crystal bleu de Peter Torrekens, les Ateliers Maanere, …. … Plus récemment, Kaala, Kayiiri, le Restaurant Iroko, la Galerie Kanudya, la Galerie Soarba de Adjaratou Ouédraogo, Kaala …. Plus de 25 galeries privées ont été ouvertes et plusieurs ont été fermées durant ces 40 ans.
Stéphane Eliard, époux de l’humoriste Roukiatou Ouédraogo, a rédigé sa thèse de doctorat sur les Arts Plastiques Contemporains du Burkina Faso, et plus tard, en 2003, il en a fait un livre publié chez l’Harmattan. Depuis 20 ans, n’aurait-il pas été démonstratif que d’autres livres aient pu témoigner du parcours ?
En préface du premier catalogue d’artistes plasticiens Burkinabé, publié en 1999 par le collectif de promoteurs (Elisabeth Mouillé-Gouin, Vincent Koala de ODAS Africa), le poète-écrivain-éditeur Jacques Guegané, qui a été le complice et le partenaire de la plupart des initiatives de promotion des Arts Plastiques jusqu’en 2018, et notamment de la Foire Internationale des Arts Plastiques de Ouagadougou et du Carrefour International des Arts Plastiques de Ouagadougou, écrivait (extraits) :
« Un dernier trait, qui profile l’environnement des arts plastiques burkinabè, est le fait qu’ils ne sont pas portés par ce qu’on pourrait appeler leur public naturel. Pour toutes sortes de raisons - manque d’éducation et de formation artistiques, goût du public pour les produits importés, faible pouvoir d’achat, absence de marketing, insuffisante promotion, etc.- la médiation de l’extérieur semble être pour longtemps encore la condition sine qua non pour que les arts plastiques contemporains soient accrédités et valorisés par leur public naturel.
Cet éloignement conjoncturel entre l’artiste et sa société signifie-t-il une rupture fondamentale au point que le Burkinabè n’ait pas du tout ce qu’on appellerait le sens commun ou le jugement esthétique ? Assurément pas.
…
En attendant, les artistes n’ont pas le choix : dans un monde où le poster tient lieu de peinture populaire et de lucarne pour le rêve d’une jeunesse, ils vont là où ils peuvent se valoriser en se mesurant aux porteurs d’autres conquêtes. Mais tenté de se soumettre au goût du mécène ou de son client extérieur pour entretenir son estime, est-on jamais si sûr de préserver sa personnalité ? Ici le devoir est de pointer le danger : l’exotisme au préjudice de l’universel. "Il est presque toujours consubstantiel à tout discours tenu par un africain", dit Paulin Houtondji, parlant de science. Ne peut-on pas en dire autant de ce langage sans parole des arts plastiques, dont les artistes burkinabè aussi savent l’usage ? »
Tout était dit là de l’enjeu de l’éclosion d’une dynamique de créativité en Arts Plastiques, non seulement en termes de secteur économique, mais aussi en potentiel de créativité d’un imaginaire « endogène » qui s’imposerait de façon décomplexée et décolonial au Monde.
Quelle est la situation aujourd’hui ?
Les œuvres d’Arts sont des médiateurs de mise en relation (Picasso : « Un tableau n’existe que par celui qui le regarde »). Qu’en faire ?.
Dans un souci louable d’informations d’intérêt général et de soutien aux artistes, les acteurs du Développement et les Partenaires techniques et financiers ont pris l’habitude d’associer des expositions d’Arts Plastiques à thèmes à des campagnes de sensibilisation.
Par ailleurs, dans un article dans l’Observateur Paalga, Saïdou Alceny Barry soulignait que l’importance donnée par la SNC (Semaine Nationale de la Culture) à la culture des messages avait imposé peu à peu « ce style de sculpture qui met l’Art au service du message ».
La jeunesse d’aujourd’hui revendique cependant la souveraineté d’un développement endogène. Cela sous-entend une capacité et une liberté collectives et individuelles de créativité, et le développement de l’imaginaire est un grand défi pour le futur d’une société. Ce défi convoque l’Ecole et l’Université, et repose sur une disposition à acquérir une culture générale.
Force est de reconnaître que la pression à l’organisation coopérative des artistes venue des bailleurs de fonds dans les années 90-2000, et celle de l’Etat dans les années 2010 et suivantes (carte d’artiste, fédérations d’associations par filière et Confédérations…) n’ont pas encore produit la professionnalisation artistique attendue ni de vraie dynamique de marché. Les collectionneurs nationaux existent mais sont rares.
Il n’existe pas plus d’une galerie privée à Ouagadougou, aujourd’hui, capable d’organiser au moins trois ou quatre expositions d’Arts par an, sans subvention, avec ses propres moyens.
Les grands événements comme BISO (Biennale Internationale de Sculpture de Ouagadougou), RIPO Rencontres Internationales des Plasticiens de Ouagadougou), WEKRE, PHOTOSA sont formateurs, élargissent l’horizon artistique des jeunes artistes de la place. Mais suffisent-ils pour créer un marché au niveau national, et, mieux encore, un mouvement de société curieuse de fictions inspirantes et d’Arts Plastiques ? Quel bilan tirer de l’expérience du Fonds d’Investissement culturel (1%), et des acquisitions par l’Etat sur l’émergence d’un marché privé des Arts Plastiques au Burkina Faso ?
L’attention accordée aujourd’hui par le FDCT (Fonds de Développement culturel et artistique) à cette question structurante de la professionnalisation est essentielle et urgente, et il faut se réjouir des formations de commissaires d’expositions et à la critique d’Arts, soutenues par le Goethe-Institut, et des initiatives comme celle de WEKRE en partenariat avec NO’CULTURE.
Le prix des œuvres, question quasi-tabou, reste un sujet de réflexion incontournable.
Les prix des œuvres exposées à Ouagadougou sont influencés par la réussite de quelques grands artistes du Burkina Faso reconnus sur des marchés extérieurs, à des niveaux déconnectés avec la qualité artistique et la professionnalisation effective de nombre « d’artistes », et avec ce que les amateurs nationaux, en manque d’expérience et en l‘absence d’une « cotation » de référence, acceptent d’acheter « local ».
Question de prix et de professionnalisation
Question de culture de l’imaginaire collectif, côté artistes mais aussi côté public, disons côté société.
Question d’équilibre et de synergie entre politique publique et initiatives privées.
Question de médias et d’opérateurs économiques promoteurs des Arts Plastiques.
Et au final, l’avènement d’un « marché » d’Arts Plastiques, a priori « élitiste », ne dépend-t-il pas d’une éducation sociétale à la créativité artistique, à une culture de la poésie, et à un environnement de beauté ?
Cela requiert des solutions à court terme dans le cadre d’une volonté politique sur le long terme. On peut évoquer quelques pistes à valider :
– meilleure synergie et concertation entre administrations et opérateurs privés ;
– facilitation des échanges et coopérations entre acteurs nationaux, et de la relation avec les opérateurs des autres pays du continent et avec l’international ;
– travaux pluridisciplinaires de recherche universitaire sur le rapport entre les citoyens (et leurs enfants) et les acteurs du secteur artistique, et mise en place d’un observatoire de l’évolution des courants artistiques (tous Arts confondus) et des pratiques culturelles citoyennes ;
– promotion de la créativité dans l’enseignement scolaire et universitaire ;
– publication plus systématique de critiques culturelles dans les médias ;
– articulation de la Semaine Nationale de la Culture avec les établissements scolaires et universitaires sur tout le territoire (invitation d’un artiste ou opérateur culturel, concours d’écritures, de lectures, de rédactions / programmation des journées traditionnelles dans ce créneau hebdomadaire ou mensuel, débats sur des spectacles, des questionnements culturels, et/ou sur des événements Historiques, sur l’usage des langues maternelles …).
Pendant que WEKRE (« Eclosion ») se tient à Ouagadougou, Dak’Art 2024 se place sous le thème de « WAKE » (« Eveil / Sillage »). Il reste à traduire ces aspirations en inspiration créative d’une part, et en marchés nationaux d’autre part, car nous avons à devenir des ancêtres, pour nos enfants et leurs enfants.
Lucien HUMBERT-Villa Yiri Suma
J’ai ouvert la maison d’hôte "Villa Yiri Suma" en la dédiant à l’image culturelle du Burkina Faso. Dès 2009 et jusqu’à la crise COVID de 2019 la Villa Yiri Suma a été une galerie d’Arts Plastiques, co-organisatrice du Festival International des Arts Plastiques de Ouagadougou (FIAPO) puis du Carrefour International des Arts Plastiques de Ouagadougou (CAP-OUAGA). A ce titre, nous avons exposé de très nombreux artistes plasticiens de Ouagadougou, de Bobo Dioulasso et d’autres pays d’Afrique.