Burkina : « Nous vivons une situation particulièrement difficile... Mais, nous avons des ressources pour la contrer » (Pr Mahamadé Savadogo)
C’est par une conférence publique, que les organisations de défense des acquis démocratiques et des libertés ont commémoré le dixième anniversaire de l’insurrection populaire (31 octobre 2014-31 octobre 2024). L’événement a mobilisé un grand monde, jeudi 31 octobre 2024 à la Bourse du Travail de Ouagadougou, autour du thème : « 10è anniversaire de l’insurrection populaire d’octobre 2014 : leçons et perspectives d’actions pour le peuple contre le terrorisme et pour un véritable changement en sa faveur ».
Pour animer le sujet, les organisateurs ont fait appel au Pr Mahamadé Savadogo, philosophe et auteur de plusieurs ouvrages et publications sur des questions d’intérêt national. Celui-ci a introduit sa communication par un constat général, où il fait ressortir que les populations burkinabè vivent une crise profonde de la société, qui se traduit par une guerre ouverte, imposée, violente et meurtrière avec son cortège de victimes, de morts, de blessés, de déplacés, de spoliés et d’interdits d’accès au travail et à l’école.
Pour surmonter une situation aussi grave, il faudrait une mobilisation collective d’un genre particulier, oriente-t-il, avant de préciser que la question qui se pose dès lors, est celle de savoir où trouver l’inspiration pour affronter une tâche aussi gigantesque.
Pour répondre à cette préoccupation, Pr Savadogo a, dans une première grande partie, parlé de ce qu’il a appelé « un moment singulier dans l’histoire de notre pays : l’insurrection d’octobre 2014 » (un évènement particulièrement fort dans l’évolution de la société, précédé d’autres événements importants comme le 3 janvier 1966 et les journées de grèves de décembre 1975). Dans une deuxième grande partie, il a développé ce qu’il a intitulé « la contre-insurrection et l’éclatement de la guerre civile réactionnaire » et dans une troisième grande partie, « le besoin d’un autre sursaut national ».
« Ceux qui ont vécu les deux évènements précédents que j’ai évoqués, conviennent que l’insurrection d’octobre 2014 a un caractère vraiment particulier, et que du point de vue des forces qu’elle a entraînées dans son sillage et dans sa portée, cet évènement est plus fort que le 3 janvier 1966 », a relevé Pr Savadogo, pour qui l’on peut considérer que l’insurrection d’octobre 2014 est tenue par de nombreux Burkinabè pour un acte salutaire, qui a suscité un élan collectif jamais égalé dans le pays et des réactions de soutiens à travers le monde.
Elle a, poursuit-il, mis en exergue, une sorte d’appartenance des Burknabè à une forme de communauté, qui ne se fonde pas sur le sexe, la religion, la langue, la condition sociale ou la conviction idéologique. « Il est connu que le nombre de Burkinabè sortis sur tout le territoire est de loin supérieur à ceux qui étaient inscrits sur les listes électorales. On peut donc dire que c’est un évènement particulièrement important, dont le dixième anniversaire se célèbre. Un moment de solidarité très forte entre les couches populaires du pays pour s’opposer à un régime », a soutenu le communicant, retenant que l’insurrection a, entre autres, permis à l’unité du peuple de se renforcer. « En somme, l’insurrection a montré que le vivre-ensemble, au-delà de la soumission à une communauté, se construit aussi par la contestation, l’expression du mécontentement populaire. Beaucoup prêchent l’unité nationale, mais ils ne mesurent pas toujours le contenu que cela peut revêtir. L’unité peut venir de la base du peuple, en réaction contre un régime devenu oppresseur. Et c’est ce que nous avons vu avec l’insurrection populaire qui a mis fin au pouvoir Compaoré et son clan », a étayé l’enseignant-chercheur de philosophie à l’Université Joseph Ki-Zerbo.
A l’en croire, ceux qui ont été évincés du pouvoir n’ont cependant pas croisé les bras ; ils ont cherché par des manœuvres à compromettre la suite des évènements, à obliger d’une certaine manière le peuple à regretter de les avoir demis. Une affirmation que le professeur va dérouler à travers la deuxième grande partie, à savoir la contre-insurrection et l’éclatement de la guerre civile réactionnaire.
« Les forces dirigeantes qui ont été chassées du pouvoir, en fin octobre 2014, ont essayé de réagir de différentes manières. Nous avons vu le coup d’Etat du 17 septembre 2015, dirigé par le général Diendéré et ses hommes. A l’occasion de la résistance contre ce coup d’Etat, il y a eu une autre mobilisation populaire, à travers le pays, qui a entraîné la participation de différents unités de l’armée, pour contrer le général Diendéré et ses hommes. Et là aussi, la tentative de restauration brutale de l’ancien régime a connu un échec », a analysé Pr Savadogo.
“Situation particulièrement grave et tous se demandent comment y faire face”
Pour lui, ceux qui trouvaient leurs comptes dans l’ancien régime et qui avaient tenté de le restaurer, ont été encore rendus malheureux par la succession des deux évènements, aiguisant ainsi leur soif de vengeance contre le peuple burkinabè. « C’est ainsi que durant même l’année 2015, nous allons voir apparaître les premières actions terroristes ; la toute première a eu lieu le 4 avril 2015, l’enlèvement d’un responsable de la sécurité à Tambao. Mais, de 2015 à 2018, les évènements vont se précipiter, s’aggraver, dans le sens de faire souffrir notre peuple. L’institut Free Afrik, que dirige Dr Ra-Sablga Seydou Ouédraogo, a produit un texte en 2018, sur le phénomène de terrorisme au Burkina Faso. Le texte s’intitule ‘’Terrorisme au Burkina Faso : Pourquoi ? Que faire ?’’ Dans ce texte, les auteurs notent qu’entre 2015 et 2018, il y a eu une force extraordinaire des attaques. Les mots sont choisis à dessein : ‘’une force extraordinaire des attaques’’. Depuis, ça s’est empiré. De 2018 à aujourd’hui, le processus des attaques s’est amplifié et les victimes sont devenues encore plus nombreuses. Les auteurs mêmes de l’ouvrage notent ceci : ‘’Pourquoi le pays est-il devenu une cible ? La chute du régime Compaoré a occasionné l’avènement d’une nouvelle ère, en rupture avec ce qui a été considéré par beaucoup comme un pacte avec des organisations terroristes qui épargnaient ainsi le pays’’. La déchéance de Blaise Compaoré inaugure une nouvelle ère, et cela encore plus après le coup d’Etat de septembre 2015 ayant entraîné l’arrestation des deux généraux, piliers de l’ancien régime », a argué Pr Mahamadé Savadogo, notant que des attaques ponctuelles, l’on est arrivé à une véritable guerre civile réactionnaire qui met en avant des motifs religieux, mais dont la finalité profonde est la soumission du pays pour pouvoir disposer de ses ressources.
L’enjeu est, dit-il, la dislocation même du territoire dans ses limites actuelles, avec une volonté affichée (des terroristes) de descendre du Sahel aux pays du Golfe.
Selon Pr Savadogo, la situation est particulièrement grave et tous se posent la question de savoir comment y faire face et qu’est-ce qui peut être entrepris pour contrer un tel processus qui vise purement et simplement la négation du territoire.
Un point qu’il a développé dans la troisième grande partie énoncée ci-haut (le besoin d’un autre sursaut national).
« Face à la situation qui nous préoccupe, vous avez vu les réactions. D’abord, les coups d’Etat militaires ; nous en avons eu deux (le MPSR I et le MPSR II). Comme vous le savez, l’objectif que ces coups d’Etat ont mis en avant, c’est la préservation de notre territoire et la restauration de l’autorité de l’Etat. Et, il faut reconnaître que face à la détresse que nous vivons, il y a eu des gens parmi nous pour encourager cela. J’ai parfois entendu à des émissions à la radio, où des gens interviennent pour dire ‘’oui, si on a un militaire au pouvoir, les choses vont changer...”. Nous en sommes à deux régimes militaires. Malheureusement, les choses ne changent pas aussi vite qu’on le croyait. Il en est ainsi parce qu’en vérité, le coup d’Etat même, dans sa manière de se dérouler..., ne prépare pas le peuple. Le coup d’Etat se présente comme un complot d’une minorité pour conquérir le pouvoir. Et ces auteurs arrivent à l’improviste, personne ne s’y attendait. Personne n’a été préparée à les accueillir et à les soutenir. Ils arrivent à l’improviste, et, bien-sûr, ils s’appuient toujours sur des unités de l’armée pour arriver au pouvoir, et d’autres unités qui n’ont pas été concernées peuvent chercher à, elles aussi, avoir leur part dans la chose. Et donc, on se retrouve avec des contradictions à gérer. Ils se donnent comme objectif de contrer les assaillants. Ce que tout le monde approuve effectivement. Mais, comment y arriver ? Si vous n’avez pas préparé le peuple, conscientisé le peuple avant d’arriver au pouvoir, comment allez-vous arriver à avoir son soutien ? Eh bien, leur réponse, c’est la contrainte. Il faut contraindre les gens à suivre. Mais, vous pouvez les contraindre ponctuellement, vous pouvez réprimer certaines personnes, mais l’unité du peuple que vous voulez, l’unité nationale, ne s’obtient pas par un décret. C’est cela toute la difficulté. Ce n’est pas quelque chose qui s’impose du haut. Normalement, c’est quelque chose qui vient de la base et qui monte pour impliquer le sommet. Mais si vous n’avez pas fait ce travail, ça devient compliqué ! Donc, on peut dire que les coups d’Etat, ne peuvent pas entraîner un élan de consolidation de la collectivité politique. Ils visent la préservation du territoire, mais ne peuvent pas engendrer une transformation de la société dans son ensemble, bâtir une nouvelle collectivité, libérée et réorganisée. Or, c’est ce qui est en jeu avec cette situation, il faut y arriver ... C’est la seule manière de répondre de façon radicale à la guerre qui nous est imposée et surtout à la rivalité entre les puissances impérialistes pour conquérir notre pays », s’est appesanti l’enseignant-chercheur, qui pose la question de comment atteindre cet objectif.
Maintenir la mobilisation et la détermination pour la défense des acquis
Et pour Pr Savadogo, la réponse existe... et doit partir de la base du peuple pour trouver les ressources pour résister contre ceux qui l’attaquent. En clair, précise-t-il, il faut une révolution populaire, dans laquelle le peuple, dans son ensemble, va se dresser, comme il a pu se dresser à l’occasion de l’insurrection, pour imposer des changements dans la société. Des changements qui seront démocratiques et populaires, à partir du moment où ils bénéficieront d’une participation large du peuple. De l’avis du communicant donc, l’unification du peuple est la condition pour arriver à contrer la dynamique de destruction imposée avec l’apparition des forces terroristes.
Y parvenir, nécessite la mobilisation des acteurs du changement populaire au Burkina, à savoir les organisations démocratiques et révolutionnaires. « Au-delà des organisations révolutionnaires au sens strict, nous avons tous les citoyens qui sont préoccupés par la situation de notre pays et qui se demandent vraiment comment on peut en sortir. C’est sur ces ressources-là que nous devons pouvoir nous appuyer pour aller vers l’avant. Et ce mouvement vers l’avant, va nous permettre, entre autres, de surmonter certains problèmes qui contribuent à alimenter le terrorisme dans notre pays : l’ethnicisme, le régionalisme, le fanatisme religieux (qui consiste à dire qu’il n’y a que ma religion qui doit compter, les autres religions, je ne veux pas en entendre parler). En octobre 2014, quand les marcheurs sont sortis dans la rue, qui s’occupait de la religion de qui ? Qui s’occupait de l’ethnie de qui ? Qui s’occupait de la région de qui ?
Au contraire, dans toutes les régions, les gens rivalisaient d’ardeur, pour participer au mouvement. Et cela s’est poursuivi avec la résistance contre le coup d’Etat du 17 septembre du général Diendéré. Nous vivons une situation particulièrement difficile, la détresse qui est imposée au peuple est forte. Mais, nous avons des ressources pour contrer cette situation. Cela ne va pas se faire en un jour. Cela ne va pas se faire en quelques semaines. Disons-le clairement, cela aura besoin de temps, mais cela est possible. Et c’est ce mouvement-là à construire, qui pourra nous permettre de mettre un véritable frein à toutes ces forces réactionnaires qui cherchent à détruire le pays et à piller ses ressources », propose l’enseignant, estimant que c’est l’enchaînement de tels évènements qui permettent à l’unité nationale de se consolider.
Pour le porte-parole des associations organisatrices, Elie Tarpaga, président de la Coordination des comités de défense et d’approfondissement des acquis de l’insurrection populaire (CDAIP), cette conférence publique est une preuve de détermination à garder vive la flamme de l’insurrection populaire d’octobre 2014. « L’interdiction en 2023 de cette commémoration montre que l’esprit de l’insurrection populaire et de la résistance au putsch hante tous ceux qui ne veulent plus en entendre parler et qui ont peur de cette œuvre du peuple. Aujourd’hui, nous commémorons ces évènements qui marquent à jamais la conscience de lutte de notre peuple dans un contexte d’aggravation de la crise structurelle multidimensionnelle, dont la manifestation la plus grave est la guerre civile réactionnaire en cours. (...). Alors que le peuple paie le prix fort, en vies, en souffrance et en moyens pour une guerre qui lui a été imposée par la coalition impérialiste internationale et ses alliés locaux, incluant les groupes armés terroristes, ce même peuple se voit retirer le droit de s’exprimer sur la conduite des affaires du pays, notamment sur comment la guerre est menée et sur les résultats concrets. Cela est inacceptable pour nos organisations. Elles se battront pour les libertés d’expression du peuple, contre la guerre et pour la paix », a exprimé M. Tarpaga, exhortant à la mobilisation et à la détermination pour la poursuite de la lutte pour la défense et l’approfondissement des acquis de l’insurrection populaire. Il appelle par ailleurs les militants et les populations à accroître la solidarité envers les populations éprouvées par la guerre.
O.L.O
Lefaso.net