Tunisie/Kaïs Saïed réélu : Le retour des pouvoirs autoritaires en Afrique ?

L’Union africaine, la Ligue arabe et la Commission centrale russe pour les élections étaient les principales organisations étrangères à observer le scrutin présidentiel du 06 octobre 2024 en Tunisie, qui a vu le président sortant gagner avec un score de 90,69% des voix. Ce résultat a été bien préparé avant les élections par les institutions tunisiennes et le candidat-président. Comment le président tunisien a-t-il organisé sa réélection et comment a-t-il pris les pleins pouvoirs dans son pays et le dirige avec force et brutalité contre ses opposants, la presse, les magistrats, la société civile et les migrants d’Afrique subsaharienne ?
En Tunisie, vient de s’achever une élection que tout le monde s’empressera d’oublier, aussi bien le vainqueur que les deux perdants dont l’un est en prison et les nombreux autres prétendants qui n’ont pas pu prendre la ligne de départ de cette présidentielle de 2024. Cette élection au résultat connu d’avance, organisée pour que rien ne change, avait un seul enjeu : le taux de participation. Les nombreux candidats (dont au moins huit sont en prison pour divers motifs comme la falsification des parrainages…et ceux qui, par des blocages administratifs, n’ont pas obtenu certains documents) n’ont pas pu prendre la ligne de départ aux élections et ont appelé au boycott.
L’opposition peut se réjouir du faible taux de 28,8 % de participation – soit bien en dessous de ceux des scrutins de 2014 et 2019, avec respectivement 63 % et 49 % de participation au premier tour. Les jeunes du pays qui sont les plus nombreux à braver les flots pour aller en Europe, parce que leur pays ne leur offre ni travail, ni libertés, ne se sont pas intéressés au vote : le scrutin n’a mobilisé que 6% des jeunes, dans un pays à la population majoritairement jeune. Alors que des pays comme les États-Unis arrivent à mobiliser plus de 50% des jeunes comme à l’élection présidentielle de 2020.
Sur les 17 candidats qui ont déposé leurs dossiers de candidature à cette élection présidentielle, 14 ont été recalés par l’ISIE, Instance supérieure indépendante des élections. La justice a ordonné la réintégration de trois des candidats mais l’ISIE n’a pas obtempéré. Cette institution est dite indépendante, mais le président sortant, candidat à sa succession a nommé tous ses membres. Pour mieux cadenasser le vote il a modifié la loi électorale deux semaines avant le scrutin, et fait du contentieux électoral qui relevait du tribunal administratif une affaire que traite désormais la Cour d’appel de Tunis. Alors qu’il est recommandé de ne pas modifier la loi électorale un an avant le vote ou à la rigueur six mois avant celui-ci. Comment tout cela a-t-il débuté ?
On le pensait intègre, il se révèle autocrate
On se rappelle que Kaïs Saïed est arrivé au pouvoir en 2019, inconnu du public. Un illustre anonyme professeur de droit constitutionnel, va être voté parce qu’il passait pour intègre, comparé à l’ancienne classe politique toutes tendances confondues : des islamistes d’Ennahdha aux politiciens qui ont réalisé l’insurrection. Mais son premier mandat va être difficile puisque les élections législatives à la proportionnelle vont donner Ennahdha comme première force politique qui n’a pas la majorité (52 sur 217) avec six autres partis qui se partagent le reste des sièges avec des scores de 14 à 38 sièges. Le parti islamiste n’a pu obtenir la majorité pour un Premier ministre, Celui qui l’a obtenu devra démissionner et le second nommé sera en conflit avec le président. Incapable de s’entendre avec les forces politiques au parlement, le 25 juillet 2021, le président proclame l’état d’exception qui lui confère les pleins pouvoirs qui sont très étendus.
Il suspend l’Assemblée des représentants du peuple qui lui est défavorable, réécrit la nouvelle constitution qui est adoptée par référendum en juillet 2022. De nouvelles élections législatives ont lieu en 2023. Il s’attaque au pouvoir judiciaire notamment au Conseil supérieur de la magistrature qui est dissous et réformé. Les juges dérangeants sont révoqués, mutés ou emprisonnés. Les responsables politiques, les journalistes critiques et les organisations de la société civile sont attaqués et le débat public citoyen est criminalisé. Ce qui touche la presse et les journalistes condamnés à l’autocensure. Ceci fait le lit des réseaux sociaux qui abreuvent l’opinion de complots sans fin. Le seul pouvoir dans le pays est celui surplombant du président.
C’est dans un tel contexte que l’élection présidentielle s’est déroulée. Kaïs Saïed a son deuxième mandat. Ce n’est pas l’Union africaine ou la Ligue arabe qui lui chercheront des poux sur la tête pour sa gouvernance. Il fait comme le grand frère algérien. L’Union européenne aussi approuve le régime qu’il soutient pour qu’il empêche par tous les moyens nécessaires le départ des pirogues et embarcations des migrants qui rêvent d’Europe.
Le racisme, une arme pour les pouvoirs incompétents
Le président tunisien prend son rôle de garde côte de l’Europe très au sérieux par la brutalité avec laquelle les migrants d’Afrique subsaharienne sont interceptés. Quand ils ne meurent pas en mer, ils sont renvoyés au désert du Sahara sans eau ni nourriture et les forces de l’ordre les abattent s’ils refusent cette issue sans espoir en revenant sur leurs pas. On se rappelle qu’en février 2023, le même Kais Saied disait, le plus officiellement du monde, dans un communiqué de la présidence : « Il existe un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie, et certains individus ont reçu de grosses sommes d’argent pour donner la résidence à des migrants subsahariens » qui seraient source de violence et de crimes inacceptables. Il y aurait « une volonté de faire de la Tunisie seulement un pays d’Afrique et non pas un membre du monde arabe et islamique ». Ces propos ont déclenché des pogroms contre les ressortissants d’Afrique subsaharienne et certains États ont fait des vols pour rapatrier leurs ressortissants. Si au plus haut niveau de l’État on peut être aussi raciste de manière décomplexée, on imagine comment le Tunisien noir souffre dans sa chair et dans son âme du racisme dans son pays.
L’Afrique est-elle condamnée à revivre les dictatures ? La Tunisie a été à l’origine des printemps arabes, ces insurrections qui ont balayé les dictatures de Zine el-Abidine Ben Ali, et de Hosni Moubarak. Pourquoi un peuple après avoir chassé un dictateur va-t-il au-devant de la servitude, ou abandonne-t-il ses conquêtes démocratiques à la merci du premier venu ? Condamné à revivre les mêmes malheurs à force d’oublier ceux des générations précédentes, les Africains se laissent aller à aimer ce qu’ils ont haï hier.
Sana Guy
Lefaso.net