Burkina/15 octobre 1987 : La fin tragique d’une révolution
La révolution d’août 1983 a suscité un enthousiasme sans précédant au sein des masses populaires. Advenue à la suite d’un coup d’État par le capitaine Thomas Sankara avec l’aide de son meilleur ami Blaise Compaoré, elle a permis à la Haute Volta, devenue plus tard le Burkina Faso, de sortir de l’anonymat sur la scène internationale et de devenir un pays en grand chantier de développement.
Construction de routes, d’écoles, de dispensaires, plantations d’arbres, vaccination commando, libération de la femme… les actions concrètes de la révolution en faveur des masses populaires et du développement du pays abondent. Mais la révolution ne se passe pas sans heurts et erreurs : fonctionnaires aux champs, chefs traditionnels à peine humiliés, licenciement des instituteurs, abus divers de « CDR [Comités de défense de la révolution] brouettes » sans formation, sport pour tous obligatoire, une vie austère intenable, ascétisme dans le service, la révolution commence à créer des tensions, non seulement au sein du peuple mais aussi à l’intérieur de l’organe principal de la révolution le Conseil national de la révolution (CNR).
Quatre ans après, les contradictions entre les leaders de la révolution étaient devenues vives et inquiétantes, les dissensions nombreuses et persistantes au sein des factions révolutionnaires : la révolution s’acheminait vers un destin tragique. Le 15 octobre 1987, elle mangea une partie de ses enfants chéris, de la manière la plus abjecte. Retour sur quelques évènements qui ont conduit à l’assassinat crapuleux du leader de la révolution burkinabè et 12 de ses compagnons.
Des mouvements révolutionnaires divisés
Le coup d’État du 4 août 1983 qui a consacré l’avènement de la révolution démocratique et populaire n’a pas été réalisé par le seul fait de l’action des militaires progressistes. Ces derniers ont eu l’accompagnement de mouvements révolutionnaires et progressistes tels que l’Union des luttes communistes reconstruites (l’ULC-R), le Parti africain de l’indépendance (PAI) qui estimaient le moment opportun pour réaliser une révolution démocratique et populaire. Quant au Parti communiste révolutionnaire voltaïque (PCRV), il n’était pas question de rejoindre l’action des militaires qui était à leurs yeux un putsch et non une révolution. Après une année de gestion, le PAI fut écarté du CNR à cause de la méfiance des militaires vis-à-vis de ses leaders, notamment Adama Touré qui a été l’enseignant au lycée de plusieurs officiers progressistes et leur a transmis la flamme révolutionnaire. Ces derniers estimaient cependant qu’il était « trop rouge ». Celui-ci explique ses mésaventures avec les leaders de la révolution d’août 83 dans son livre « Une vie de militant : Ma lutte du collège à la révolution de Thomas Sankara » en ces termes : « … quelques militaires se laisseront gagner par cette campagne contre ma personne et tenteront de s’opposer à mon entrée dans le premier gouvernement du CNR, formé le 24 août 1983 sous le prétexte que j’étais « trop connu ». Il a fallu la fermeté des camarades Philippe Ouédraogo et Soumane Touré, invités en même temps que moi par le président du CNR à une réunion d’explications, pour signifier au chef de l’Etat que le PAI n’entrera pas dans son gouvernement si je n’en faisais pas partie, pour que je sois accepté comme ministre de l’information en août 1983. Tout au long des douze mois de ma participation au gouvernement, je sentais très souvent ma présence au sein du CNR comme une gêne pour certains de mes collaborateurs militaires, à commencer par Sankara lui-même et ce, malgré mes réserves, mes précautions et ma prudence pour ne rien dire, rien faire qui puisse porter ombrage à son autorité et à celle des autres dirigeants militaires de la révolution ».
Ibrahim Konaté, le ministre de la jeunesse et des sports, un autre leader du PAI fut limogé à cause de l’organisation des journées anti-impérialistes à des dates qui ne correspondaient pas à l’avis des militaires et de l’ULC-R. Soumane Touré quant à lui a été remercié par le CNR car accusé d’avoir opéré une série de kidnappings de hauts cadres de l’État tels que le directeur de la télévision nationale et le directeur de la VOLTELEC devenue SONABEL.
Le mouvement civil l’ULC-R qui accompagnent la révolution d’août 1983 connaîtra aussi en son sein des dissensions ourdies par le numéro 2 du régime- Blaise Compaoré. Valère Somé explique cette querelle intestine dans son livre « Thomas Sankara, l’espoir assassiné » en ces termes : « à partir de septembre 1987, Blaise [Compaoré] eut le contrôle de toutes les organisations politiques civiles du CNR, sauf une : l’ULC-R. Il est vrai que les deux autres, l’Union des communistes burkinabè (UCB) et le Groupe communiste burkinabè (GCB), dans leur commune rivalité contre l’ULC-R, ne faisaient pas le poids…Ce dernier avait informé, toujours de façon hypocrite, le président Thomas Sankara, qu’une « scission se préparait au sein de l’ULC-R ». Il en aurait été averti par « les auteurs de la scission en cours ». Le président du Faso, encore plus ignorant que nous-mêmes de l’implication de Blaise Compaoré, le chargea alors de tout mettre en œuvre pour empêcher cette scission. L’ULC-R affaiblie, c’était aussi la révolution qui accusait le coup. Tel, du moins, était le sentiment du président. Il ne pouvait se douter que l’affaiblissement de l’ULC-R servait les desseins de Blaise Compaoré. En toute ignorance donc de ce qui se tramait, nous prîmes la décision d’exclure Moise Traoré et Kader Cissé et ceci lors de la réunion de notre comité central du 1er février 1987. La mesure d’exclusion, pour être effective, devait être soumise pour approbation à la base de l’ULC-R. Nos opportunistes n’attendirent pas l’issue de la procédure ainsi engagée. Le 3 février 1987, ils firent précipitamment une déclaration dans laquelle ils annonçaient avoir scissionné d’avec l’ULC et avoir constitué une organisation qui retournait à l’ancienne appellation ULC », avec pour organe politique un journal intitulé « La Flamme ». Tel fut le résultat des machinations de Blaise Compaoré au sein de l’ULC. Les différentes composantes du futur « Front populaire » étaient ainsi réunies. Il ne restait plus qu’à les coordonner… »
Ainsi ces querelles allaient précipiter l’effondrement du CNR et l’avènement de la rectification.
Le discours de l’an IV de la révolution : un alibi pour les rectificateurs
Le discours de l’an IV de la révolution fut le dernier discours du capitaine Thomas Sankara, prononcé le 4 août 1987 à Bobo à peine deux mois avant le jour fatal pour ses camarades et lui. Thomas Sankara dans ce discours a pointé du doigt les erreurs de la révolution, relevé ses défauts et appelé non seulement à l’unité de toutes les forces révolutionnaire mais aussi à une solidarité et une compréhension à l’endroit des forces non révolutionnaires.
Remarquant que l’enthousiasme des masses a baissé, Thomas Sankara a appelé ses militants à plus d’écoute et à faire corps avec les masses en les éduquant : « C’est pourquoi le révolutionnaire doit être un perpétuel pédagogue et un perpétuel point d’interrogation. Si les masses ne comprennent pas encore, c’est de notre faute. Il faut prendre le temps d’expliquer et le temps de convaincre les masses pour agir avec elles et dans leurs intérêts. Si les masses comprennent mal, c’est encore de notre faute. Et il faut rectifier, nuancer, il faut s’adapter aux masses et non vouloir adapter les masses à ses propres désirs, à ses propres rêves. Les révolutionnaires n’« ont pas peur de leurs fautes. Ils ont le courage politique de les reconnaître publiquement, car c’est un engagement à se corriger, à mieux faire. Nous devons préférer un pas ensemble avec le peuple plutôt que de faire dix pas sans le peuple ».
Pour le capitaine président, il ne faut pas se caresser dans le sens du poil dans l’analyse de l’action révolutionnaire écoulée. Le combat révolutionnaire est un combat d’honnêteté, de vérité et de pardon. Ainsi, dit-il dans son discours, « Après quatre années, I’effort de réflexion critique sur ce qui a été fait doit être décuplé et nous devons refuser les bilans sommaires, triomphalistes et dangereux à terme. Persévérance, tolérance, critique des autres, critique de nous-mêmes, voilà le difficile combat, le combat révolutionnaire ».
Dans ce discours, Thomas Sankara indique que les erreurs de la révolution relèvent du passé. Il invite ses militants à adopter une attitude bienveillante à l’égard des non révolutionnaires et prône l’union de tous les Burkinabè « C’est vrai. Dans le proche passé, nous avons parfois commis des erreurs. Cela ne devra plus se produire sur la terre sacrée du Faso. Il doit y avoir de la place dans le cœur de chacun de nous pour ceux qui ne sont pas encore parfaitement en harmonie avec le Discours d’orientation politique et les objectifs de notre plan quinquennal. Ce sera à nous d’aller à eux et de les gagner à la cause révolutionnaire du peuple. La révolution ne cherche pas des raccourcis. Elle impose à tous de marcher ensemble dans la même volonté de pensée et d’action ».
Cependant, l’unité que le capitaine prône dans ce discours n’est pas, selon lui, une unité qui appauvrit mais une unité créatrice pour le bonheur du peuple burkinabè. Ainsi précise-t-il : « Gardons-nous de faire de l’unité une univocité asséchante, paralysante et stérilisante. Au contraire, préférons-lui l’expression plurielle, diversifiée et enrichissante de pensées nombreuses, d’actions diverses, pensées et actions riches de mille nuances, toutes tendues courageusement et sincèrement dans l’acceptation de la différence, le respect de la critique et de l’autocritique, vers le même, le seul objectif radieux qui ne saurait être rien d’autre que le bonheur de notre peuple ».
Ses ennemis profiteront de ce discours appelant à la rectification des erreurs de la révolution, à la critique, à l’autocritique et à l’unité, pour l’accuser d’avoir abandonné la lutte des classes que le DOP indique clairement en ces termes : « Quoi que l’on fasse, quoi que l’on dise, elles (les classes parasitaires) resteront toujours égales à elles-mêmes et continueront de tramer complots et intrigues pour la reconquête du « royaume perdu ». De ces nostalgiques, il ne faut point s’attendre à une reconversion de mentalité et d’attitudes. Ils ne sont sensibles et ne comprennent que le langage la lutte, la lutte des classes révolutionnaires contre les exploiteurs et oppresseurs des peuples. Notre révolution sera pour eux la chose la plus autoritaire qui soit ; elle sera un acte par lequel le peuple leur imposera sa volonté par tous les moyens dont il dispose et s’il le faut par les armes ».
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Pour Valère Somé, le discours l’an IV de la révolution a été récupéré par les rectificateurs du 15 octobre pour saboter Thomas Sankara de son vivant, l’accusant de dérive révolutionnaire. Ainsi, explique-t-il en ces termes : « De son vivant, le PF sera dénoncé pour avoir initié des mesures visant à rectifier le processus révolutionnaire. Mort, il sera condamné pour n’avoir pas voulu entreprendre la rectification. Comprenne qui pourra ! Les parjures œuvreront beaucoup pour prendre le contre-pied du contenu du discours de Bobo. Parvenus à leurs fins, ils en feront un acte de foi. Dans le discours de Bobo, ils voulurent voir et faire voir une renonciation de la part du président du CNR à la lutte des classes, une apologie de la conciliation des classes. Ils retournèrent le Discours d’orientation politique du 2 octobre 1983 du CNR contre le président du CNR ».
Le discours de Bobo aura alors scellé le sort du président du CNR et sera son dernier discours avant qu’il ne soit assassiné le soir du 15 octobre 1987.
Bertrand Ouédraogo
Lefaso.net
Références
- Valère Somé, Thomas Sankara, l’espoir assassiné, L’harmattan, 1990, ISBN : 2-7384-0568-1
– Adama Abdoulaye Touré, « Une vie de Militant : Ma lutte du collège à la révolution de Thomas Sankara » Hamaria, Ouagadougou, Burkina Faso,2001
– Lefaso.net, Les premières heures de la Révolution Publié le mercredi 15 août 2012 à 23h45m, https://lefaso.net/spip.php?article49653
– Les Comités de Défense de la Révolution(CDR) dans la politique du Conseil National de la Révolution(CNR)de 1983 à 1987 : une approche historique à partir de la ville de Ouagadougou (Télécharger le fichier original)
– Kakiswendépoulmdé Marcel Marie Anselme LALSAGA. Les Comités de Défense de la Révolution(CDR) dans la politique du Conseil National de la Révolution(CNR)de 1983 à 1987 : une approche historique à partir de la ville de Ouagadougou, Université de Ouagadougou-Maîtrise.
– Thomas Sankara website, Vidéo du discours de T.SANKARA 4 aout 1987 (1/2 ), https://www.thomassankara.net/video-du-discours-de-t-sankara-4-aout-1987-12
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