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Enfants en situation de rue au Burkina : « Il faut que les potentiels donateurs adhèrent à l’idée d’aumône responsable », propose Dr Honorine Ouédraogo

Publié le mercredi 19 octobre 2022 à 11h00min

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Enfants en situation de rue au Burkina : « Il faut que les potentiels donateurs adhèrent à l’idée d’aumône responsable », propose Dr Honorine Ouédraogo

Dr Honorine Ouédraogo/Sawadogo est une chercheure au Burkina qui s’est spécialisée sur les questions des enfants en situation de rue et de la mendicité des mères des jumeaux. Elle a beaucoup écrit sur le sujet. C’est une mine de savoir en la matière. Dans cette interview accordée à Lefaso.net, elle explique comment le phénomène a pris de l’ampleur au fil des années, l’agressivité de ces enfants, les éventuelles conséquences pour les enfants eux-mêmes et pour la société et évoque quelques pistes de solutions. Lisez plutôt !

Lefaso.net : Présentez-vous à nos lecteurs ?

Dre Honorine P. Ouédraogo/Sawadogo : Je suis Honorine Pegdwendé Sawadogo, épouse Ouédraogo. Je suis docteure en sociologie, chargée de recherche au CNRST, notamment à l’Institut des sciences des sociétés (INSS).

Selon nos informations, vous avez travaillé sur la question de la mendicité des mères de jumeaux dans le cadre de votre thèse en sociologie. Avant donc d’entrer dans le vif du sujet, rappelez-nous quelques grandes lignes de ce travail que vous avez effectué.

Effectivement, pour ma thèse j’ai travaillé sur les « Logiques sociales de la pratique de la mendicité par des ‘‘mères de jumeaux’’ dans la ville de Ouagadougou (Burkina Faso) », parce qu’on se rend compte que de plus en plus qu’il y a des femmes qui sont dans la rue et j’ai cherché à comprendre qui sont ces femmes. Quelles sont les principales raisons qui les poussent à mendier ? Quelles sont leurs stratégies de mendicité ? Et comment les populations de la ville de Ouagadougou perçoivent cette forme de mendicité ? Pour ce faire, nous avons collecté des données, c’est-à-dire que nous avons échangé avec des mères de jumeaux et des personnes ressources qui peuvent nous aider à mieux comprendre le phénomène.

Notre collecte de données s’est déroulée en deux phases en 2015 et en 2018. D’abord la cartographie des sites de mendicité et la collecte de données quantitatives pour connaître l’ampleur du phénomène et la logique d’occupation de l’espace par ces femmes. Ensuite, la collecte de données qualitatives pour comprendre les principales causes de leur mendicité, leurs stratégies de mendicité et saisir les perceptions des populations.

Nous avions pu échanger avec 198 « mères de jumeaux ». Les données collectées auprès de ces femmes et de personnes ressources ont permis de savoir que la plupart d’entre elles n’ont aucun niveau d’instruction et certaines ont le niveau primaire. De plus, il est ressorti qu’elles résident dans les périphéries de Ouagadougou, dans les zones non-loties. En outre, l’enquête de terrain a révélé que ce sont des femmes qui travaillaient, pour la plupart dans le secteur informel, avant la pratique de mendicité. Par ailleurs, il ressort que toutes ne sont pas des mères de jumeaux et les enfants qu’elles portent ne sont pas forcément des jumeaux non plus. Il faut rappeler qu’en année de maîtrise, en 2007, j’avais travaillé sur les stratégies de survie des enfants en situation de rue. Pour dire que l’étude sur les mères de jumeaux a été une thématique qui m’a permis de revisiter et de découvrir davantage le monde de la rue : comment il s’organise, qui sont ceux ou celles qui l’occupent et quelles sont leurs motivations, et finalement quels sont les effets négatifs ou même positifs sur elles-mêmes et sur la ville de façon générale.

Pour revenir au vif du sujet, on a remarqué ces dernières années que le phénomène de la mendicité des enfants de la rue prend de plus en plus de l’ampleur, pourtant il y a une pénurie de mains-d’œuvre de petits boulots sur le terrain. Comment cela s’explique-t-il ?

L’ampleur du phénomène de la mendicité peut s’expliquer par plusieurs facteurs. D’abord, il y a les raisons socioculturelles. En effet, la rupture ou l’affaiblissement du lien social entraîne une perturbation de la mise en œuvre des mécanismes endogènes de prise en charge. Jadis, la prise en charge des personnes démunies impliquait toute la communauté. Mais la capacité de la famille à prendre en charge ces personnes s’est réduite et les mécanismes qui les entretenaient ont progressivement disparu. Cette charge incombe à la famille nucléaire puisque les gouvernements n’ont pas pu mettre en place un système de protection sociale qui remplace le système de solidarité communautaire.

En plus de la déstructuration sociale, on note la fréquence des sécheresses qui réduit sensiblement les rendements des productions agricoles dans les zones rurales. A cela s’ajoute le développement inégal entre villes et campagnes. La ville devient le dernier recours pour de nombreuses personnes qui espèrent trouver du travail, mais la ville n’arrive pas à intégrer ces nouveaux habitants. Cela génère des formes de marginalités, les femmes et les enfants étant les plus vulnérables

En outre, l’on peut citer les facteurs religieux. En effet, de nombreux Burkinabè musulmans accordent une place importante à l’enseignement coranique pour leurs enfants à temps plein, sous la forme d’internat. Mais le revers de cette option est que beaucoup de ces enfants sont convertis en mendiants par leur moniteur. L’enfant, ou talibè dans le langage sénégalais, est l’apprenant. Il est placé sous la tutelle du moniteur par son père. Ces enfants se nourrissent d’aliments quémandés çà et là dans différentes maisons, dorment parfois dans la rue et sont obligés de rapporter quotidiennement une somme d’argent fixée par leur moniteur. Ce spectacle, d’une banalité déconcertante, bafoue pourtant les droits fondamentaux les plus élémentaires de ces enfants.

Par ailleurs, certains fondements religieux entretiennent la mendicité en encourageant l’aumône. Des versets coraniques et bibliques encouragent justement l’aumône faite aux nécessiteux et prônent que la charité faite aux plus pauvres est source de bénédictions ici et dans l’au-delà. Ces valeurs religieuses déjà intériorisées par les populations font que le mendiant est accepté et intégré comme un chaînon “nécessaire” dans le système de fonctionnement et de durabilité sociale. La perception religieuse et culturelle de l’aumône comme étant à la fois une obligation et un geste qui vaudra subséquemment une récompense encourage la pratique de la mendicité.

La crise sécuritaire que connaît le Burkina Faso depuis 2015 qui charrie le déplacement de nombreuses personnes dans les centres urbains contribue à augmenter également le nombre des enfants mendiants.

Ces différents facteurs expliquent non seulement l’ampleur du phénomène de la mendicité des enfants mais aussi la diversité de catégories que l’on observe : des enfants talibés, des enfants qui ont fui leur famille ou ceux qui sont contraints par leurs parents à mendier pour compléter le revenu familial, les « jumeaux » qui accompagnent leur mère à longueur de journée, les enfants qui accompagnent les personnes handicapées, notamment, les personnes malvoyantes et récemment, les enfants des personnes déplacées internes qui mendient seuls ou avec leur famille.

La mendicité est-elle donc en passe de devenir un métier au Burkina ?

La mendicité est devenue un métier pour de nombreuses personnes au regard des revenus qu’elle procure et du temps que certains mendiants mettent dans la pratique. Par exemple, certains enfants mendiants grandissent dans la pratique. De même, des adultes pratiquent la mendicité pendant de nombreuses années. Lorsque je faisais la phase exploratoire de ma thèse en 2015, il y avait des femmes qui mendiaient dans la rue et jusqu’aujourd’hui, elles y sont toujours. Ça veut dire que si elles mendiaient pour avoir un peu d’argent pour initier ou relancer une activité génératrice de revenus elles auraient déjà arrêté de mendier.

De même, si elles mendiaient parce qu’elles sont des mères de jumeaux, elles auraient déjà cessé de mendier parce que les enfants ont déjà grandi. Toutefois, elles continuent de mendier. Cela veut dire qu’elles en ont fait un métier et selon les mères de jumeaux rencontrées, la mendicité rapporte et elles se disent qu’elles ne sont pas sûres d’avoir un emploi ou une activité génératrice de revenus. Selon elles, mieux vaut rester dans cette activité qui leur procure déjà des revenus.

La logique d’occupation de l’espace par les mendiants peut également expliquer la professionnalisation de la mendicité. En effet, j’ai pu constater la logique d’occupation de l’espace des personnes en situation de mendicité. Parce que quand on les observe, on pense que ce sont des personnes qui s’arrêtent n’importe où et n’importe comment, mais en réalité, ils ont un code et occupent l’espace en fonction de certains avantages (l’affluence, la catégorie de personnes qui fréquentent le lieu, la nature de l’aumône, etc.) L’espace-rue est devenu comme un poste que l’on occupe et que l’on défend et c’est un territoire qui est jalousement gardé. C’est vraiment un phénomène qui est en train de devenir une profession avec un fort effet de contagion, réduisant progressivement le nombre d’actifs.

On a l’impression que ces mendiants sont devenus agressifs, pourtant, ce sont eux qui sont en position de demandeurs. Qu’est-ce qui peut expliquer cela ?

(Rires). Vous voyez quand on est deux à partager un gâteau, on ne s’inquiète pas, parce qu’on est sûr que chacun aura sa part. Mais quand on est nombreux à partager le même gâteau, l’enjeu devient de taille et chacun veut lutter pour avoir sa part. En plus de devenir de plus en plus nombreux, les catégories de mendiants ont également évolué : des enfants, des jeunes, des adultes handicapés ou valides, hommes et femmes. On observe de nos jours plus de personnes valides qui mendient à visage découvert sans gêne et chacun veut mettre le paquet pour qu’à la fin de la journée, le compte soit bon. Vous voyez, ça devient carrément une bataille et lorsqu’ils vous accostent et que vous ne leur prêtez pas attention, ils vous interpellent pour montrer qu’ils sont là.

A la limite, ils ne demandent plus, mais ils « réclament » leurs parts, parce qu’ils sont convaincus que quelque part, vous êtes privilégiés ou quelqu’un vous a privilégié à leur détriment. Ils viennent donc « réclamer » leur part et la meilleure façon de la réclamer, c’est d’être dans la rue. C’est vraiment agressant et ils font tout pour montrer à toute personne qui passe qu’elle est la seule solution à leurs problèmes et sans elle ils ne mangeront pas ce jour. Leurs gestes traduisent cet état de fait. Toutefois, leur regard menaçant fait peur. C’est vraiment un phénomène en mutation et il est transfrontalier.

On parle davantage d’enfants en situation de rue que d’enfants de la rue et on l’a vu avec l’ancienne ministre en charge de la solidarité. Y-a-t-il réellement une différence entre ces deux concepts ?

Comme vous le savez, dans tout domaine, les concepts évoluent grâce à une perpétuelle remise en cause des résultats de la recherche. La pertinence des concepts est ainsi continuellement discutée. Les concepts d’enfants de la rue, d’enfants vivant dans la rue, d’enfants en situation de la rue, ont été beaucoup discutés par les chercheurs, mais aussi par les praticiens, notamment les travailleurs sociaux, dans l’objectif de trouver la notion qui définit mieux le phénomène tout en respectant la dignité de l’enfant. Vu le caractère stigmatisant de la terminologie enfant de la rue, car dit-on, la rue n’a pas d’enfants, la communauté internationale a opté pour les appellations enfant en rupture familiale, ou enfant vivant dans la rue, ou encore enfant en circonstance particulièrement difficile, enfants ayant besoin de mesures de protection, ou enfants en situation de rue, du fait que c’est une situation de précarité qui les a amenés dans la rue et s’ils sont accompagnés, ils peuvent s’en sortir et avoir une vie meilleure. C’est donc comme si ces enfants étaient en transit en attente d’avoir une situation meilleure.

Quels peuvent être les éventuelles conséquences de ce phénomène pour les enfants eux-mêmes et pour la société ?

Les conséquences sont nombreuses. D’abord sur les enfants eux-mêmes et ensuite sur la société de façon générale. Un enfant a droit à l’éducation, à la protection et à la dignité. Dès qu’il se retrouve dans la rue à mendier, il se retrouve privé de tous ces droits et est exposé à toutes sortes de vices. Si l’enfant n’a pas eu la chance d’évoluer dans un cadre familial ou dans un milieu scolaire ou dans un cadre d’apprentissage quelconque et qu’il a passé son enfance dans la rue, c’est sûr que c’est un capital humain perdu, et l’enfant va embrasser malheureusement beaucoup de mauvaises habitudes. Il faut souligner que ces enfants sont exposés dans la rue, aux accidents, aux intempéries et à toute sorte de maladies dues aux effets du soleil, du vent, de la poussière et à la consommation d’aliments souillés.

Ces enfants ne sont pas scolarisés et leur éducation familiale se trouve bafouée, tandis qu’ils intériorisent progressivement une mauvaise habitude, celle du gain facile, ce qui les maintient dans une trajectoire de dépendance. En somme, ces enfants en situation de mendicité sont exposés à toutes formes d’atteintes à leur intégrité physique et morale, sans parler des soins et d’une bonne alimentation dont ils ne peuvent jouir. Ils sont en permanence en situation de vulnérabilité.

Du côté de la société, il faut noter que c’est une ressource humaine que l’État perd si on n’arrive pas à mettre les moyens pour les rendre utiles de façon générale. Au-delà du fait que la mendicité des enfants ternit l’image du pays, elle cultive l’imitation chez les autres enfants, la tendance du gain facile et l’assistanat, ce qui est source de sous-développement dans la mesure où cette catégorie d’enfants, de plus en plus nombreux, s’ils ne sont pas accompagnés par des formations, ne participeront pas à l’effort de développement du pays quand ils auront l’âge de travailler.

En outre, la mendicité, peut être l’antichambre de l’insécurité, parce que, derrière l’habit du mendiant peut se cacher un délinquant. C’est pourquoi, l’utilisation des enfants dans la mendicité comme le font les mères de jumeaux est très dangereuse car elle contribue à augmenter le nombre d’enfants vivant dans la rue, phénomène que le Burkina Faso s’attelle à éradiquer. Cette pratique va d’ailleurs à l’encontre des objectifs de la protection des droits de l’enfant. Le phénomène de mendicité est devenu tellement complexe qu’on se demande comment l’éradiquer.

Vous avez touché en même temps à ma dernière question. Vu toutes ses conséquences et voyant que des familles entières s’y consacrent et que certains bras valides préfèrent mendier que d’aller travailler. Que faut-il faire pour stopper ce phénomène ?

Comment éradiquer un phénomène qui « rapporte » ? Je me suis dit que si ça ne rapportait pas ces personnes n’allaient pas perdurer dans la mendicité. Parlant des mères de jumeaux en situation de mendicité, j’ai d’abord pensé que ce sont des veuves qui ont besoin de soutien ou des femmes abandonnées ou encore des femmes dont les maris sont allés à l’aventure en les laissant seules avec les enfants sans ressources et sans soutien. Toutefois, le terrain m’a permis de comprendre que certaines femmes sont soutenues mêmes par leurs propres maris dans la pratique de la mendicité et chaque jour, ces derniers viennent autour de 16 heures sur le site de mendicité pour récupérer la collecte de la journée, parce que, tenir l’argent le soir expose les femmes et les enfants en situation de rue qui peuvent se faire agresser. Quelle pourrait être la solution si cette pratique est devenue une stratégie familiale ? Au regard du nombre croissant de mendiants et de la diversité de catégories de mendiants on se demande comment éradiquer un phénomène qui mobilise ?

Une des solutions serait d’approcher les leaders religieux parce qu’ils sont vraiment écoutés et peuvent de ce fait être des porteurs de messages clés. Ces leaders religieux pourraient inviter les populations à une aumône responsable qui respecte la dignité humaine. Pour ce faire, ces leaders religieux pourraient organiser la charité, en collectant et centralisant l’aumône pour ensuite la redistribuer aux plus démunis dans le respect de leur dignité. Ensuite, une sensibilisation d’ensemble de la population pourrait être envisagée afin que les potentiels donateurs réétudient leurs gestes quotidiens et adhèrent à l’idée d’aumône responsable. En outre, il faut revoir aussi notre système éducatif (familial et scolaire) en le recentrant sur l’intégrité, la dignité et le Burkinabè modèle qu’on veut à la fin d’un cycle. Enfin, un investissement dans la formation et l’éducation citoyenne permettrait d’avoir une ressource humaine de qualité qui est gage de création de richesses.

Yvette Zongo
Lefaso.net

Photo (source faculté des sciences sociales de l’université de Laval (Canada)
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