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Le tricycle et le taxi à gaz : Quand deux illégalités s’affrontent

Publié le lundi 28 février 2022 à 21h00min

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Le tricycle et le taxi à gaz : Quand deux illégalités s’affrontent

Introduction

La ville de Bobo-Dioulasso est le témoin d’une originalité dans le domaine du transport urbain pour peu que l’on regarde au-delà du risque sécuritaire. En effet, en plus du bus qui opère en toute légalité, les populations de la ville ont le choix entre faire recours aux taxis artisanaux et les tricycles. Sauf que ces derniers modes de transports collectifs opèrent en dehors du cadre réglementaire régulant le secteur.

En effet, les tricycles sont interdits de transport de passagers et les taxis artisanaux parce que fonctionnant au gaz en lieu et place des carburants conventionnels (essence et gasoil) sont en infraction constante. Par conséquent, les deux formes de transport sont censées ne pas être utilisées comme moyen de transport. Mais de façon surprenante, durant notre enquête de terrain dans le cadre de notre recherche sur la mobilité urbaine dans la ville, notre attention a été attirée par la concurrence farouche entre ces deux moyens de transports collectifs.

Cet article s’attache à mettre en lumière d’une part les différentes manifestations de cette concurrence (économique et spatiale) et d’autre part à montrer comment ces deux formes de transport illégales sont en réalité interdépendantes.

1. L’illégalité du tricycle et des taxis à gaz
1.1. L’illégalité du tricycle : une solution pour les indigents.

Les tricycles sont en fait des engins à trois roues, munis d’une remorque et initialement destinés à être utilisés pour le transport de marchandises comme l’indique l’article 4 du décret N°2012-559/PRES/PM/MTPEN/MEF/MICA/MATDS. En effet, cet article portant condition et modalités d’exploitation à titre onéreux et pour compte propre interdit, l’usage des vélomoteurs, des motocyclettes, tricycles et quadricycles à moteur, comme moyen de transport de personnes au Burkina Faso.

Malgré ce décret, les principales artères, le marché central et les points les plus reculés de la ville de Bobo-Dioulasso sont le témoin d’un défilé incessant de cet engin importé de Chine, transportant femmes, hommes, enfants et bagages.

Passager assis sur le bord de la remorque (voir photo 1), sans garde-fou de protection, dans une circulation congestionnée (notamment à l’approche du centre-ville et des marchés en bordure des voies bitumées) où se mêlent voiture particulière, taxis artisanaux, bus, engin à deux roues (motorisées ou non), charrettes et même piétons, les tricycles sont devenus en quelques années le moyen de transport le plus populaire dans la ville, les détournant ainsi de leur vocation première.

Grace à une technologie de traction qui utilise celle de la moto et une remorque qui peut transporter jusqu’à 10 personnes, le tricycle à un coût d’exploitation faible. Ainsi, le prix du transport est de 100 francs CFA, toute chose qui permet aux personnes de revenus modestes, aux femmes de la périphérie qui n’échappent pas aux contextes économiques difficiles de la ville de pouvoir se déplacer à moindre coût. Se faisant, le tricycle devient un concurrent sérieux des taxis artisanaux.

1.2. L’illégalité du taxi à gaz : un choix pour un secteur artisanal en crise

La ville de Bobo-Dioulasso traverse une crise économique dont les relents datent de depuis l’accession du pays à l’indépendance avec les choix de multiplication des routes d’approvisionnement du pays (Robineau, 2013) et plus récemment avec l’entrée du pays dans la mondialisation économique (Compaoré, 2007). Avant l’avènement des tricycles, cette crise qui se manifeste par la fermeture des entreprises et la perte du monopole du rôle de transit des marchandises vers le pays, avait déjà impacté le secteur du taxi artisanal. A cet effet, le témoignage d’un des plus anciens du métier du chauffeur de taxi est éloquent :

« Moi j’ai commencé le taxi dans les années 1980 franchement ça marchait. Je travaillais pour quelqu’un mais en deux ans j’ai pu acheter un taxi et construire ma maison où je vis actuellement. A cette époque-là, il y avait du travail dans la ville de Bobo, les grandes sociétés étaient là. Mais maintenant elles ont presque toutes fermées donc les gens sont au chômage. Ils vont se déplacer aller où ? Sinon en principe le matin comme ça il devrait avoir des travailleurs partout qui cherchent des taxis pour aller au travail ».

C’est donc pour combler cette baisse de la clientèle et pour mieux rentabiliser leurs activités que les chauffeurs de taxi ont opté pour transformer leurs véhicules de façon artisanale, d’engins qui roulaient au gasoil ou à l’essence à des véhicules qui fonctionnent au gaz (Voir photo 2). Cette pratique a débuté dans les années 2008 et 2009, période connue sous le nom de vie chère pour exprimer la baisse du pouvoir d’achat des populations, consécutive à la flambée des prix des produits de grande consommation (Kouassi, 2014).

Mais une bouteille de gaz installé dans un véhicule fait de ce dernier une véritable bombe roulante (Karantao, 2009). L’on se rappelle en guise d’illustration de l’explosion d’un véhicule de transport en commun qui transportait des bouteilles le 27 novembre 2020 sur la RN1 à la sortie Ouest de Ouagadougou. Ces bouteilles de gaz constituent également un risque sanitaire en cas d’inhalation dont la conséquence est une dépression du système nerveux central (Konan, 2017 ; Kouassi, 2014).

Bouteille de gaz dans le coffre-arrière d’un taxi artisanal
Source : Houd Kanazoé, enquête de terrain, octobre 2018

Pour avoir subi cette transformation artisanale leur permettant de rouler au gaz ces véhicules ne peuvent ni réussir aux tests de la visite technique encore moins prétendre à une assurance. Ce faisant, ils opèrent également en toute illégalité comme les tricycles transporteurs de passagers.

2. De la concurrence et la recipro-legitimation
2.1. La concurrence économique : au-delà du risque.

Les deux moyens de transport illégaux au vu de l’incapacité des autorités à mettre fin à leur activité en sont arrivés à être des concurrents. Si les taxis artisanaux ont pendant longtemps été avec l’absence du bus les maitres du secteur, nous sommes de nos jours bien loin de cette réalité.

En effet, de nombreuses personnes à Bobo-Dioulasso optent pour le tricycle notamment à cause de son coût de transport accessible et cela malgré la récurrence des accidents impliquant ce dernier. C’est ce qui ressort des dires d’un passager lors de nos courses en tricycle au cours de l’enquête : « Le tricycle là, c’est moins cher. C’est 100 francs. Il y a des secousses, mais c’est moins cher. Il y a le danger, mais c’est moins cher ».

Avec ce faible coût de transport, malgré le danger, les tricycles sont en passe de remporter la bataille de la concurrence avec les taxis artisanaux dont le prix de base d’une course est de 300 francs CFA. Ce prix est susceptible d’être revu à la hausse selon la distance à parcourir, en fonction de la probabilité de prendre d’autre passager ou non, de sorte que plus l’on est loin éloigné du centre-ville, plus l’on habite les périphéries, plus le coût d’une course peut atteindre 1000 francs CFA et souvent même plus.

Or, les habitants des secteurs éloignés des centres-villes sont très souvent des personnes indigentes (Godard et Teurnier, 1992). Face à la rareté de la clientèle, avec l’émergence des tricycles, les chauffeurs de taxis malgré le gaz sont obligés de repenser leur tarification pour continuer à exister :

« À cause des tricycles on est obligé de diminuer parce que les clients mêmes savent que ça ne marche pas chez nous. On avait même voulu diminuer le coût de notre transport là de 300 francs CFA à 200 francs CFA mais les gens de Ouaga ont refusé pourtant là-bas y’a pas de tricycles qui prennent des gens ».
Si la bataille au plan économique est en passe d’être remportée par le tricycle, celle sur le plan spatial est en cours.

2.2. De la conquête de l’espace à la recipro-legitimation.

A la conquête de la clientèle, tricycles et taxis artisanaux sont obligés de s’adonner à des luttes d’espace notamment au marché central. En effet, pour faciliter la prise de leur client, les tricycles ont installé l’une de leurs gares en pleine chaussée juste en face de la porte de Koko du marché central. Cette pratique rappelle l’inscription spatiale faite d’encombrement de chaussée typique des transports populaires comme notifié ailleurs par Kassi (2007).

Tricycle en chargement en pleine chaussée à la porte de Koko
Source : Houd Kanazoé, enquête de terrain, Janvier 2019

Cependant, à ce même endroit se trouve également la gare des taxis artisanaux qui constitue d’ailleurs leur lieu de rupture de charge et de structuration de leur activité. Avec les piétons et les autres usagers comme les motos qui circulent autour de cette porte de Koko, la présence des tricycles rend difficile les manœuvres des chauffeurs de taxi. Un après-midi, visiblement exaspéré par ce comportement des tricycles à cet endroit, un chauffeur de taxi s’écria : Hé les idiots là, on ne vous a pas dit de ne pas vous arrêter ici et de ne même pas transporter des gens ». Mais contre toute attente, un des chauffeurs de tricycle rétorqua : « Tant que vous roulez au gaz nous aussi on est là ».

Ainsi donc, l’importance de cette occupation spatiale permet de révéler la nature de la cohabitation entre ces deux concurrents et de se rendre compte de l’instrumentalisation réciproque à laquelle s’adonnent les deux formes de mobilité quant au respect de la réglementation. Selon les chauffeurs de tricycles, les chauffeurs de taxi n’ont aucune légitimité à les combattre dans leur illégalité puisqu’ils sont eux aussi dans l’illégalité en roulant au gaz, interdit par les autorités en charge de la mobilité.

Du côté des chauffeurs de taxi à gaz, le discours face à l’autorité qui cherche à arrêter la pratique du gaz est simple :« Ils veulent qu’on arrête de rouler au gaz. Nous sommes d’accord mais nous on a dit ok si vous voulez qu’on arrête de rouler au gaz, arrêtez les tricycles aussi de prendre les passagers »

Il y a donc une forme de recipro-legitimation qui s’exprime ici, puisque l’illégalité de l’un autorise l’illégalité de l’autre. Il existe ainsi une forme d’interdépendance dans l’illégalité laquelle permet aux deux concurrents de continuité leur activité permettant ainsi aux Bobolais de pouvoir se déplacer à la hauteur de leur bourse tout en faisant fi du risque sécuritaire.

Conclusion

Le transport collectif dans la ville de Bobo-Dioulasso est en bonne partie l’affaire des tricycles et des taxis artisanaux. Cependant à la lumière de la régulation du secteur du transport urbain au Burkina Faso, ces deux formes dans leurs pratiques opèrent en toute illégalité avec en toile de fond des risques important encourus par les usagers. L’objectif de cet article était d’aller au-delà de cette situation chaotique pour observer les pratiques des deux formes de transport illégales dans la conquête de la clientèle et de l’espace.

Le constat que l’on peut faire est que le tricycle transporteur de passager et les taxis artisanaux à gaz sont en pleine concurrence. Si cette concurrence se matérialise à fois sur le plan économique et spatiale, la bataille à laquelle s’adonne ces deux formes de transport illégales leur permet de faire une instrumentalisation mutuelle de l’illégalité de chacun pour pouvoir demeurer dans leur illégalité. En tout état de cause, au-delà du risque sécuritaire, ce sont les populations de Bobo-Dioulasso qui se retrouvent en face d’une diversité d’offre avant que l’autorité ne puisse y mettre de l’ordre en remédiant à l’impuissance dont elle fait preuve.
Références

Compaoré, Georges. (2007). « Les industries au Burkina Faso  : naissance, évolution et structuration de l’espace national ». Thèse, Université de Lomé.
Godard, Xavier, et Teurnier Pierre. (1992). Les transports urbains en Afrique à l’heure de l’ajustement redéfinir le service public : Karthala - INRETS. Paris ; Arcueil
Kassi, Irène. (2007). « Régulations des transports populaires et recomposition du territoire urbain d’Abidjan ». Thèse, Université Michel de Montaigne - Bordeaux III.
Konan, Kouakou Attien Jean-Michel. (2017). « Les services collectifs de transport intra-urbain à Bouaké  : des offres de mobilité à hauts risques pour les populations ». EchoGéo (40). doi : 10.4000/echogeo.14882.

Kouassi, Kouamé Sylvestre. (2014). « Les taxis à gaz, une autre forme de désordre urbain à Bouaké ». European Scientific Journal, ESJ 10(35).
Robineau, Ophélie. (2013). « Vivre de l’agriculture dans la ville africaine  : une géographie des arrangements entre acteurs à Bobo-Dioulasso, Burkina Faso ». Thèse, Université Paul Valéry - Montpellier III.

Par Dr des Houd KANAZOE. Géographe. Chercheur-Assistant au département de études africaines de l’université de Leipzig (Allemagne)

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Vos commentaires

  • Le 1er mars 2022 à 10:13, par Desi Camille En réponse à : Le tricycle et le taxi à gaz : Quand deux illégalités s’affrontent

    L’illégalité du tricycle : une solution pour les indigents.

    Les tricycles sont en fait des engins à trois roues, munis d’une remorque et initialement destinés à être utilisés pour le transport de marchandises comme l’indique l’article 4 du décret N°2012-559/PRES/PM/MTPEN/MEF/MICA/MATDS. En effet, cet article portant condition et modalités d’exploitation à titre onéreux et pour compte propre interdit, l’usage des vélomoteurs, des motocyclettes, tricycles et quadricycles à moteur, comme moyen de transport de personnes au Burkina Faso.

    Existe t-il une police digne de ce nom a Bobo (surtout) pour faire appliquer ce decret qui ne souffre d’aucune zone d’ombre ? Il ressort de plusieurs enquetes informelles que la plupart de ces engins appartiennent aux agents qui devraient reprimer. Qui va s’autoflageller ? Peut etre que Bobo n’est pas un lieu d’application de ce decret, qui sait. Un cas grave va arriver un jour et on sera etonne qu’une plaindre soit errigee contre les autorites policieres et municipales pour " complicite et non assistance a personnes en danger ". Il y a veritablement du danger quand on voit comment ces engins chargent des etres humains et se faufilent entre les vehicules. Juste un avis

  • Le 1er mars 2022 à 11:17, par Konate Seydou En réponse à : Le tricycle et le taxi à gaz : Quand deux illégalités s’affrontent

    Recherche très intéressante pour apprehender la question de la mobilité urbaine dans nos villes africaines. J’espère que nos autorités profiterons de cette étude pour règlementer et trouver des solutions innovantes pour nos populations. L’équation entre Prix, Sécurité, Protection de l’environnement devront être prises.
    Félicitations Dr HOUD

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