Gilles Yabi, analyste politique et fondateur de Wathi : « La capacité du gouvernement burkinabè à faire face aux problèmes sécuritaires restera encore limitée pendant un certain temps »Gilles Yabi. Son nom ne dit peut-être pas rien à la majorité des Burkinabè. Mais lui, dans le cadre de son travail, suit de très près l’évolution de la situation nationale au Pays des Hommes intègres. Docteur en économie, il a travaillé pendant sept ans à International Crisis Group comme analyste politique puis comme directeur pour l’Afrique de l’Ouest. Il a notamment travaillé sur les conflits armés en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Mali et dans bien d’autres pays de la sous-région. Depuis un an, il a créé le West Africa Think Tank (WATHI), « un espace de réflexion collective ouvert à tous ceux qui veulent améliorer la gouvernance en Afrique de l’Ouest », une Afrique de l’Ouest qui inclut le Cameroun, le Tchad, la Mauritanie, et qui s’ouvre sur toutes les autres sous-régions. Dans cet entretien, il fait un tour de l’actualité des pays africains actuellement en proie à des conflits armés. Il revient également sur le procès de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo et de son acolyte Blé Goudé à la Cour pénale internationale. Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ? Gilles Yabi : Je suis économiste de formation. Mais j’ai surtout travaillé comme analyste politique au cours des 12 dernières années pour International Crisis Group et comme consultant indépendant. Pendant mes années au sein de Crisis Group, j’étais particulièrement chargé de l’analyse des conflits en Côte d’Ivoire et en Guinée avant de travailler également sur d’autres pays d’Afrique de l’Ouest en situation de crise. Avant de travailler à International Crisis Group, j’ai été brièvement journaliste à Jeune Afrique. J’ai quitté International Crisis Groupdepuis un peu plus de deux ans pour me consacrer à un nouveau projet qu’est le think tank ou laboratoire d’idées citoyen de l’Afrique de l’Ouest qui s’appelle Wathi. Des dizaines d’amis et de connaissances attachés à cette partie du monde ont rejoint le projet et ont constitué l’association Wathi en décembre 2014. Parallèlement je reste un consultant indépendant. Vous avez parlé d’analyste politique, que renferme ce terme ? Le travail d’analyste politique dépend beaucoup de l’organisation qui l’emploie. L’analyste politique de manière générale suit l’actualité politique d’un ou plusieurs pays. Mais à la différence de ce que fait un journaliste, l’analyste politique part des faits et leur donne de la profondeur en les situant dans un contexte qui suppose une connaissance assez fine de l’histoire du pays. L’analyste doit pouvoir intégrer dans l’analyse, en plus de la dimension politique, les facteurs économiques, sociaux, culturels qui influencent le comportement des acteurs politiques et l’évolution d’un pays. Vous avez créé le Wathi, pouvez-vous nous en parler davantage ? Le terme Wathi a deux significations. La première est un acronyme anglais pour West Africa Think Tank. Un think tank n’est pas un concept très connu en Afrique francophone, mais on peut le traduire par laboratoire d’idées ou boîte à idées. C’est un réseau de personnes qui réfléchissent ensemble à des questions qui leur semblent importantes. Généralement, les think tanks sont spécialisés dans un domaine et rassemblent des experts qui produisent des analyses, des idées dans ce domaine. Le Wathi est différent parce qu’il est généraliste, ouvert à tous ceux qui s’intéressent au devenir de l’Afrique de l’Ouest et participatif. Vous séjournez depuis quelques jours au Burkina, peut-on connaitre l’objet de votre visite ? Je suis venu au Burkina dans le cadre d’une rencontre organisée par un groupe basé à Paris (ASCPE). Ce groupe organise des « Entretiens Européens et Eurafricains ». Le thème de la rencontre de Ouagadougou était « Investir en Afrique de l’Ouest, valoriser et financer les projets sur des marchés organisés ». Il y avait une forte dimension économique et sociale. Des acteurs du secteur privé européen et ouest-africain, de la société civile, des acteurs du monde de la culture, notamment du cinéma, ont pris part à cette rencontre. Elle a commencé par des témoignages de femmes battantes du Burkina Faso, du Mali et d’autres pays de la région, qui entreprennent et réussissent des choses dans des contextes très difficiles. Actualité politique.Les événements se sont accélérés ces dernières années au Burkina. Comment avez-vous apprécié l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 ? J’ai suivi d’assez près les développements de l’actualité au Burkina Faso. Surtout les mouvements de la société civile et tout ce qui a rendu possible le changement politique au Burkina Faso. J’avais écrit un billet sur mon blog la veille du vote qui était prévu à l’Assemblée nationale et qui a déclenché l’insurrection, avec comme titre « 700 petits mots et une pensée pour le Burkina ». Le 16 septembre 2015, il y a eu la tentative du Coup d’Etat. Est-ce qu’il existait en son temps des signes qui pouvaient annoncer ce coup d’Etat ? Il y avait des signes avant-coureurs. Ceux qui suivaient de très près l’évolution de la transition savaient bien qu’il y avait des signes de fragilité qui étaient liés à au moins deux éléments eux-mêmes liés. Après ces épisodes, le Burkina Faso a un président élu, Roch Marc Christian Kaboré. Comment appréciez-vous la victoire du MPP lors de la dernière présidentielle ? Je n’ai pas été surpris de la victoire du MPP à ces élections même si je m’attendais à ce que le score soit un peu plus serré. Cette victoire ne représente pas une rupture politique très nette avec le passé. Dans un pays, il y a des tendances de fond qui ne s’effacent pas en quelques mois à l’occasion d’une transition. On ne remet pas en cause l’ensemble des déterminants d’un régime qui est devenu un système en peu de temps. C’est ce que Zéphirin Diabré n’a pas su faire ? Il fait partie des acteurs qui n’étaient pas totalement dans le système même si Zéphirin Diabré a travaillé lui aussi à un moment donné dans un des gouvernements sous Blaise Compaoré. Mais les ténors du MPP avaient cette capacité à dire qu’ils ont su quitter le navire Compaoré au bon moment et qu’ils ont eu le courage de le faire. Et en même temps, ils avaient des relais politiques dans tout le pays pour avoir été dans le système. Ils ont aussi convaincu sur le fait qu’ils comprenaient et pouvaient incarner le désir de changement de la jeunesse burkinabè. Le président a été installé, un gouvernement a été mis en place. Comment appréciez-vous les premiers pas du gouvernement ? Ce sont les tout-premiers pas. Le président ainsi que le gouvernement ont été installés. Mais il y a eu très tôt cette attaque terroriste à Ouagadougou qui a occupé l’essentiel de l’actualité et de l’opinion publique. J’ai l’impression qu’on est encore dans une phase où on essaie de digérer les conséquences de cette attaque extrêmement violente et nuisible à la reprise économique du Burkina. Il est donc trop tôt pour juger ce gouvernement qui a été mis sous pression très vite. Il doit d’ailleurs faire face à une situation sécuritaire préoccupante qui est en réalité régionale. Sa capacité à réagir face à cette situation sécuritaire restera malheureusement limitée pendant un certain temps. Alors qu’il doit dans le même temps donner des signaux de désir profond de répondre aux aspirations des Burkinabè sur le plan économique et social. Je pense qu’il aura une tâche très difficile. Mais quelles peuvent être les perspectives pour la démocratie burkinabè vu le contexte dans lequel on se trouve ?
Je ne vais pas développer ici toute ma position sur la démocratie et les modèles démocratiques que nous essayons de mettre en place dans les pays de la région ouest-africaine. Mais il est important maintenant d’avoir une réflexion qui va au-delà de la volonté d’avoir des élections et même de l’alternance pour se poser la question du bon système politique qui doit être non seulement démocratique mais aussi produire des résultats. Car la démocratie ne peut s’installer durablement dans la région et sur le continent que si elle fait la preuve que les régimes démocratiques produisent les meilleurs résultats en termes de sécurité, de développement économique et social pour les populations. Pour moi, ce n’est pas la même chose d’avoir un régime démocratique et d’avoir un régime qui est efficace au service des populations. La marche qu’on doit franchir consiste à passer d’une mobilisation forte pour un changement à la transformation de cette mobilisation en une force permanente pour changer la gouvernance politique. C’est cela le défi pour le Burkina actuellement. Tous les acteurs qui ont contribué au changement doivent avoir cela en point de mire. Car on ne change pas pour avoir les mêmes résultats. Le gouvernement a hérité d’un mandat d’arrêt international contre Guillaume Soro. Comment appréciez-vous les relations entre le Burkina et la Côte d’Ivoire ? C’est une question délicate et j’ai du mal à prédire comment les deux pays sortiront de cet imbroglio. Parce qu’il y a une personnalité politique importante de la Côte d’Ivoire qui est impliquée. Mais il est bon que les relations diplomatiques prennent le dessus. C’est du reste ce qu’ont souhaité les deux présidents Ouattara et Kaboré à l’issue de leur rencontre au Sommet de l’Union africaine. Est-ce à dire qu’il faut lever le mandat d’arrêt contre Guillaume Soro ? Je ne me permettrai pas de faire une telle recommandation. La justice est un élément essentiel de la construction d’un meilleur avenir pour nos pays. Elle est souvent négligée dans la sous-région et c’est ce qui fait le lit de graves problèmes. Si on ne donne pas davantage de gages d’indépendance à la justice, on ne pourra pas véritablement lutter contre l’impunité et contre l’iniquité dans nos pays. La justice doit faire son travail. Dans cette affaire où un mandat d’arrêt a été émis, c’est un palier important qui a déjà été franchi. Il sera difficile de faire marche-arrière. Mais pour résoudre des problèmes délicats, il faut se donner le temps. Il y a un temps pour la diplomatie et un temps pour la justice. Le Burkina a connu le 15 janvier 2016 les (manque un mot) attentats terroristes de son histoire. Est-ce vraiment une surprise pour vous ? C’était une surprise que cela arrive à ce moment-là. Après l’attaque à l’hôtel Radison Blu à Bamako, où j’étais de passage, on ne pouvait pas prévoir quelle capitale ou ville de la région serait la prochaine cible pour les groupes terroristes. Lorsque des médias m’ont interrogé sur les risques sécuritaires après l’attentat de Ouagadougou, j’ai toujours dit qu’aucune capitale de l’Afrique de l’Ouest n’est à l’abri de ce type d’attaques. Si le Burkina avait été épargné jusque-là, c’est pour un certain nombre de raisons conjoncturelles. Le système sécuritaire de l’ancien régime avait notamment des relations assez fortes avec un certain nombre d’acteurs du Sahel et du Sahara, surtout ceux du nord Mali. Ces relations ont peut-être permis d’éviter au Burkina de représenter une cible pour ces groupes pendant un certain temps. Avec ces attaques à répétition, les chefs d’Etat de la région ont créé entre autres le G5. Est-ce que ces genres d’initiatives peuvent contribuer à contrer la montée du terrorisme dans la sous-région ? Les Etats prennent effectivement des mesures sécuritaires. C’est visible un peu partout. C’est normal pour eux de faire des efforts pour rassurer la population, les acteurs économiques locaux et internationaux. Le procès de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo a débuté à la CPI. En tant qu’analyste politique, quelle est votre position de voir un ancien président africain jugé à la Haye ? Il y a deux éléments. Le premier concerne la CPI en tant qu’institution et qui aujourd’hui juge un ancien président africain. Je suis au fait de tous les débats que cela suscite au sein de l’opinion publique africaine. Les Etats africains sont les plus nombreux à avoir signé le traité de Rome instituant la CPI. Ils font donc partie de cette cour pénale internationale qui a pour mission de juger les crimes les plus importants qui sont des affronts à l’ensemble de l’humanité. Mais le président Ouattara a indiqué qu’il n’enverra plus des Ivoiriens à la CPI. Quel commentaire cela vous inspire ? C’est également une grande faiblesse de ce processus. La CPI, tant qu’il n’y aura pas d’autres accusés du camp qui soutenait Ouattara, pourra difficile répondre de manière convaincante aux accusations de partialité qui sont formulées à son endroit. Il est vrai que la Procureure répond à chaque fois que des enquêtes sont en cours et que le moment venu, il y aura un procès des éléments du camp Ouattara. Mais pour l’instant on ne le voit pas. Cela va affaiblir le signal qui va sortir du procès Gbagbo et Blé Goudé. Parce qu’on ne sait pas qui du camp Ouattara pourrait être appelé à répondre devant la CPI. Tout cela donne l’impression qu’il y a deux poids, deux mesures et cela n’est pas propice à l’établissement de la vérité et à la réconciliation nationale. Est-ce que le procès de Laurent Gbagbo et de Blé Goudé pourrait contribuer à faciliter la réconciliation nationale en Côte d’Ivoire ? Le procès avait la possibilité de servir l’œuvre de vérité dans la crise ivoirienne et de faciliter la réconciliation nationale. Bien qu’étant une notion vague et trop souvent évoquée à tort et à travers, la réconciliation nationale ne se fait pas sur la base de déclarations mais exige des actes concrets et un sentiment de justice, une justice perçue comme étant respectueuse de la mémoire de toutes les victimes. Qu’il s’agisse de victimes à Abidjan, Duékoué ou à Bouaké, la justice doit s’intéresser aux crimes les plus graves commis depuis le début de la crise politico-militaire. Si on n’a pas un bon processus qui permette d’établir un minimum de vérité sur cette histoire récente, on en sortira sans une bonne compréhension de ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire. Et on risque d’avoir une partie des Ivoiriens qui continuera à nier la souffrance des autres. Nier la souffrance des autres, parce qu’ils seraient différents, est un très mauvais présage. C’est là que réside à mon avis le danger résiduel en Côte d’Ivoire. Burundi : l’Union africaine a choisi de privilégier le dialogue à l’envoi de militaires. Est-ce le meilleur moyen pour mettre fin à ce qui se passe au Burundi ? Les menaces d’envoi d’une force militaire africaine ont un impact. Le fait de menacer d’envoyer une force militaire est un outil diplomatique de pression. Le fait qu’il y ait eu des débats sur la possibilité d’envoyer une force au Burundi sans l’aval des autorités permet d’aller plus loin dans ce qu’on peut demander au président lors des négociations. Pour cela, l’UA doit faire pression sur le pouvoir pour protéger les populations civiles. L’UA doit donc maintenir cette menace pour contraindre le gouvernement de Bujumbura à cesser les violences. Elections : Des pays de la sous-région vont organiser des élections présidentielles en 2016. Au Niger, on parle déjà du « Coup KO » avec près de 70%. Est-ce vraiment de bonnes attitudes pour la démocratie ? En 2015, on a parlé du « Coup KO » en Guinée, en Côte d’Ivoire et même au Burkina Faso. Mais les victoires par « Coup KO » des présidents en place ne sont pas nécessairement une bonne nouvelle pour la démocratie en Afrique, parce que les compétitions électorales n’ont de sens que si les rapports de forces financier et médiatique entre les rivaux ne sont pas extrêmement déséquilibrés. Le Bénin est en train de préparer son élection présidentielle. Déjà un débat s’est posé sur le candidat Lionel Zinsou que certains trouvent trop Français pour diriger le Bénin… Ce débat se poursuit toujours et sera présent sans doute jusqu’à l’élection. A propos de la candidature de Lionel Zinsou, il y a des interrogations qui sont légitimes et d’autres qui le sont moins. Quelles devront être les priorités du successeur du président Boni Yayi ? Les chantiers sont très nombreux. Il faudra opérer des réformes institutionnelles afin d’inciter à un regroupement des forces politiques et d’encourager la promotion de projets de société crédibles par les partis politiques qui ne doivent pas se confondre à leurs fondateurs et éternels dirigeants. Vous l’avez dit, 36 candidats sont en lice au Bénin. Qui fait figure de favori dans cette course à la présidence ? On a 36 candidats (33 désormais) mais il n’est pas difficile pour les Béninois de pouvoir désigner les trois ou quatre qui ont des chances réelles de sortir du premier tour et de gagner éventuellement l’élection. Lionel Zinsou apparait depuis quelques semaines comme légèrement favori, en raison de la coalition des forces politiques qui soutiennent sa candidature. Mais il est important de respecter le choix des Béninois en évitant de prétendre désigner un vainqueur avant l’élection. Car on a des candidats comme Abdoulaye Bio Tchané, Pascal Irenée Koupaki, Patrice Talon, Sébastien Ajavon… qui peuvent aussi créer la surprise. Sans vouloir entrer dans le secret du vote, pour qui voterez-vous ? Rire. Je ne vais évidemment pas vous dire pour qui je vais voter et j’ai en plus une bonne raison : je n’ai pas encore pris ma décision. Pour une fois, je suis content de savoir que je vais voter parce que je suis inscrit. Je devrais voter à Dakar. Cette élection est l’occasion de débattre des vrais problèmes au-delà des personnalités. Quel que soit le candidat qui sera élu, il faut construire la capacité collective de le forcer à faire les réformes fondamentales pour le pays. C’est la responsabilité des citoyens. Cela est plus important pour moi que le choix individuel que je vais faire. Propos recueillis par Jacques Théodore Balima Liens utiles
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Vos commentaires
1. Le 24 février 2016 à 15:19, par Dieudonné En réponse à : Gilles Yabi, analyste politique et fondateur de Wathi : « La capacité du gouvernement burkinabè à faire face aux problèmes sécuritaires restera encore limitée pendant un certain temps »
Très belle analyse et qui pistonne un peu les questions existentielles et de devenir de notre sous régions. Vivement, comme vous le soulignez vous meme, que d’actions concrètes de votre part soient aussi apportées pour la construction de notre espace. Courage dans vos projets.
2. Le 24 février 2016 à 16:34, par Amour En réponse à : Gilles Yabi, analyste politique et fondateur de Wathi : « La capacité du gouvernement burkinabè à face aux problèmes sécuritaires restera encore limitée pendant un certain temps »
Très belle analyse de la situation politique, sécuritaire et de conflit en Afrique. Merci mon professeur.
3. Le 25 février 2016 à 11:47, par tingtang En réponse à : Gilles Yabi, analyste politique et fondateur de Wathi : « La capacité du gouvernement burkinabè à faire face aux problèmes sécuritaires restera encore limitée pendant un certain temps »
Finalement il a travaillé à International Crisis Group sept ou douze ans ?