
« C’est grâce à la main du Diable que j’ai gagné l’homme de ma vie »Dans son école catholique, une enfant découvre que sa main gauche — celle qui lui vient naturellement, celle qui obéit à son cœur — est maudite. « Interdit d’écrire avec la main gauche : c’est la main du Diable », murmuraient les sœurs, leurs voix tranchantes comme des lames dans le silence tendu de la classe. Et pourtant, c’est avec cette main qu’on voulait lui couper qu’elle a forgé l’instrument de son plus grand bonheur, la clé de son paradis terrestre. Des mots glissés comme des armes silencieuses, des phrases sans signature ni visage, mais assez puissantes pour enchaîner, peu à peu, le cœur de l’homme de sa vie. Christian est mon roc. Je pourrais le dire cent fois, mille fois, et cela sonnerait toujours trop faible. Ce n’est pas une phrase d’amour jetée au hasard, ni une de ces métaphores qu’on gribouille dans un carnet secret. Non. Je parle de quelque chose de plus profond, de plus viscéral. De cette sensation, quand le monde vacille sous mes pieds, de sentir ses bras se refermer autour de moi comme les fondations inébranlables d’une cathédrale. Christian m’aime en troisième — juste après Dieu et sa mère. Il me l’a dit avant notre mariage, et moi je chéris cet ordre avec une dévotion qui choquerait ceux qui me connaissent mal. Car il y a une logique sacrée dans cette hiérarchie. Un homme qui place Dieu au-dessus de tout — y compris de lui-même — ne se perdra jamais dans les méandres de l’ego ou de la petitesse humaine. Et un homme qui honore sa mère, qui la considère après Dieu et avant toute autre chose, porte déjà en lui la promesse d’un amour vrai. Car la tendresse qu’il offre à la femme qui lui a donné la vie devient, tôt ou tard, le plus beau cadeau pour celle qui, à son tour, portera ses enfants. C’est dans cette hiérarchie d’amour et de devoir que je trouve ma sécurité. Non pas un confort fragile, mais une citadelle intérieure. Nous avons commencé dans une pauvreté si absolue que nous ne pouvions même pas nous payer le luxe de faire attention. Chaque repas ressemblait à un miracle improvisé, chaque vêtement usé se portait comme une médaille de survie. Pas d’argent pour s’inquiéter des apparences. Pas de budget pour l’orgueil. Juste la rage tranquille de tenir debout et la survie brute, belle et terrible, qui vous apprend ce qui compte vraiment. Mais la première raison, celle qui transcende tout le reste, c’est son rire. Ou plutôt son don de me faire rire. Pas n’importe quel rire — ce rire qui jaillit du ventre, qui surprend et guérit, qui transforme l’ordinaire en extraordinaire. La première fois qu’il m’a fait éclater de rire, c’était à l’école, dans ce potager qu’on entretenait à tour de rôle. Un potager modeste où nous, élèves, apprenions par groupes de deux les mystères de la terre et de la croissance. Christian et son coéquipier avaient pris leur mission au sérieux, avec cette méticulosité qui le caractérise encore aujourd’hui. Je le vois encore, arrosoir à la main, concentré comme un chirurgien devant son patient. — Mais comment est-ce possible ? demanda l’institutrice, les sourcils froncés. Alors Christian fit la démonstration de sa technique. Avec un sérieux implacable, il plongea un seau dans l’eau, le souleva, puis, sous les regards médusés, versa délicatement le liquide, non pas sur les racines assoiffées, mais sur les feuilles. Une à une. Comme si chaque feuille était une précieuse relique méritant sa bénédiction personnelle. Un silence. Puis l’explosion. La classe entière éclata de rire. Et moi, je ris jusqu’aux larmes. Un fou rire irrépressible, violent, libérateur. Et ce rire-là, il ne m’a jamais quittée. Depuis ce jour, Christian a trouvé la clé : dans les bons jours, dans les jours sombres, il sait toujours comment faire jaillir de moi ce rire qui défie le malheur. Même dans les instants les plus terrifiants. Oui, même ce jour où j’accouchais, le front trempé de sueur, les ongles plantés dans les draps. Entre deux contractions qui me déchiraient en deux, il lança une blague idiote. Et moi, haletante, en larmes, j’ai ri. J’ai ri si fort, si vrai, que l’enfant a glissé dans ce monde porté par mon éclat de joie. Et aujourd’hui je comprends. Je comprends pourquoi notre premier enfant a le sourire si facile : il est né dans un éclat de rire, au cœur même de la souffrance. Son premier souffle s’est mêlé à mon rire. Et peut-être que, depuis ce jour, la vie entière lui paraît plus légère qu’aux autres. Mais ce que je n’ai jamais confié à personne — et que Christian lui-même n’a découvert que très récemment —, c’est comment je l’ai conquis. Tout a commencé dans les couloirs silencieux de notre lycée catholique, là où les pas résonnaient comme des prières et où les murs blancs semblaient surveiller nos âmes. C’est là que l’amour, interdit de se montrer, a trouvé refuge dans l’encre et dans l’ombre. Pendant des mois, Christian recevait des billets doux. Des notes anonymes, glissées furtivement dans son casier comme des messages tombés d’un autre monde. Les mots semblaient avoir été choisis avec la précision d’un joaillier : tendres, brûlants, enveloppés d’une calligraphie étrange qui le hantait jusque dans son sommeil. Christian devenait fou. — Qui peut bien m’écrire ça ? murmurait-il, fronçant les sourcils, ses yeux sombres parcourant la salle de classe comme pour démasquer une coupable invisible. Je le voyais alors, penché sur ces fragments de papier froissé, les comparant avec les écritures de toutes les filles qu’il suspectait. Chaque courbe de lettre devenait pour lui une piste à suivre, chaque accent, une preuve possible. Il se transformait en détective privé, menant une enquête de cœur où l’amour était l’arme et le mystère, la blessure. Et moi, je regardais. Je guettais ses réactions, étudiais la moindre inflexion de sa voix, notais ses gestes comme une stratège dans l’ombre. À chaque mot qu’il découvrait, j’ajustais ma prochaine missive, modulant la tendresse, accentuant le mystère. Jamais il ne trouva la coupable. Il ne le pouvait pas. Parce que j’avais une arme secrète. Une arme forgée dans la douleur et le silence. Une arme qu’aucun de ses soupçons ne pouvait imaginer. Je suis une “droitière forcée”. Ces deux mots cachent une violence douce, une oppression silencieuse qui a façonné non seulement ma façon d’écrire, mais mon rapport au secret, à la rébellion, à l’amour lui-même. Je suis naturellement gauchère. Je l’ai toujours été. Mais dans l’univers implacable de mon école catholique, les sœurs religieuses considéraient la main gauche comme maudite. « C’est la main du diable », disaient-elles. Alors, chaque matin, elles me ligotaient littéralement le poignet gauche derrière le dos pour m’obliger à écrire de la main droite. Une main droite qui semblait ne pas m’appartenir et qui résistait à chaque geste comme un membre étranger greffé sur mon corps. Mes doigts tremblaient, mes lettres étaient tordues, mais j’apprenais. Peu à peu, je suis devenue une « droitière »… mais uniquement pour écrire. Pour tout le reste — cuisiner, lancer une pierre, caresser, menacer — je restais fidèle à ma nature première : gauchère irréductible. Et de ce supplice absurde, j’ai tiré une compétence étrange, presque magique : écrire avec la main gauche, même à l’envers. Et parce qu’il m’était interdit de l’utiliser en public, ma main gauche était restée un sanctuaire secret, un tabernacle de calligraphie que nul ne pouvait soupçonner. Chaque trait tracé par elle portait la clandestinité et la rébellion. Dans son silence forcé, elle avait gardé intacte une écriture inconnue, un code invisible que personne, pas même Christian, n’aurait pu déchiffrer. Si je raconte tout cela, c’est pour avouer enfin ce secret que j’ai gardé pendant quarante ans : c’était moi qui écrivais ces billets doux à Christian. De la main gauche. Cette main que les sœurs appelaient la main du Diable. Ironie délicieuse du destin : c’est donc grâce au Diable que j’ai eu l’homme de ma vie. C’est grâce à cette main maudite et interdite, à cette écriture secrète qui échappait à tous les soupçons, que j’ai conquis le cœur de celui qui allait devenir mon roc, mon rire, ma raison de croire que l’amour peut tout transformer. Et moi, je souris aussi. Car j’ai appris que parfois, les plus belles histoires d’amour commencent par un secret, se nourrissent d’un rire, et survivent grâce à un roc qui ne bouge jamais — même quand tout le reste s’effondre. Envie de lire mes prochaines histoires dès leur parution ? Ou de découvrir en avant-première des extraits exclusifs de textes inédits ? Écrivez-moi à : nayasankore@gmail.com |