
Burkina : Entre volontarisme et réalisme : à propos de la pensée du Président Thomas Sankara sur l’annulation de la dette (1)Résumé : Introduction Ce document de vulgarisation est tiré de l’article scientifique intitulé : « Entre volontarisme et réalisme : à propos de la pensée du Président Thomas Sankara sur l’annulation de la dette », Revue LES TISONS, Numéro spécial, septembre 2025, pp. 447-500. Je voudrais qu’à cet instant nous puissions parler de cette autre question qui nous tiraille : la question de la dette, la question de la situation économique de l’Afrique. Autant que la paix, elle est une condition importante de notre survie. Et c’est pourquoi j’ai cru devoir vous imposer quelques minutes supplémentaires pour que nous en parlions. Nous sommes étrangers à la dette. Nous ne pouvons donc pas la payer (…) La dette ne peut pas être remboursée parce que d’abord, si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons-en sûrs également. (Sankara, 1987, p.2). C’est par ces propos chocs que le révolutionnaire burkinabè, Thomas Sankara dénonçait la dette des Etats africains et appelait ses homologues à la constitution d’un front de refus (coalition) de son remboursement. La dette récusée est la dette publique extérieure des Etats, c’est-à-dire, l’ensemble des emprunts d’argent effectués par ces derniers, et garantie sur un long terme auprès des Etats occidentaux et/ou des Institutions financières internationales (IFI). Cette dette est composée des emprunts bilatéraux (emprunts auprès d’un Etat tiers ou une institution privée, comme une banque du Nord ou le marché financier international) et multilatéraux (emprunts auprès des IFI, principalement la Banque Mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI). C’est de cette dette publique qu’il est question dans la présente réflexion. Pourtant, le Président Thomas Sankara savait qu’il a besoin de l’appui extérieur pour financer le développement de son pays, car, « la Haute-Volta reste dépendante de l’aide internationale qui, au total, a atteint 198 millions de dollars en 1982. À elle seule, l’aide publique française s’est élevée à 460 millions de francs en 1983, représentant près de 42 % du budget voltaïque » (Zecchini. 1984, cité par Ziegler et Rapp, 1986, p.81). Comment comprendre la position (le refus) de Thomas Sankara sur la dette de son pays et celle de l’Afrique ? Cette question est au cœur de la présente réflexion sur la pensée de Thomas Sankara entendue comme l’ensemble des idées structurant son action sur la question. De cette principale découlent les interrogations suivantes : quels sont les facteurs ou raisons qui expliquent le refus de Thomas Sankara de payer la dette de son pays ? Quelles sont les actions qu’il mène pour soutenir son refus et sortir son pays de l’endettement public ? De manière à répondre à ces différentes questions, nous avons mobilisé différents discours de Thomas Sankara sur la dette pour montrer les arguments qu’il avance pour légitimer son refus de la rembourser (1) et les actions qu’il mène afin de soutenir son refus et sortir son pays de la spirale de l’endettement (2) 1. Les raisons invoquées par Thomas Sankara pour récuser la dette Le refus du Président Thomas Sankara de payer la dette est construit à partir d’une approche en totale opposition au discours institutionnel sur les sources et les mécanismes de celle-ci. Le discours institutionnel, en effet, soutient que les premiers flux financiers constitutifs de la dette des Etats africains remontent à l’aide publique au développement (APD), c’est-à-dire, « l’activité par laquelle des pays transfèrent vers d’autres pays des ressources publiques en vue de contribuer à leur développement » (Servet, 2010, p.2 et s.). Le discours des puissances créancières sur la dette des Etats d’Afrique repose, selon Thomas Sankara, sur un grave malentendu, car il occulte la réalité historique, morale et économique des faits. Historiquement soutient-il, l’Occident est redevable à l’Afrique pour le sang que les citoyens africains ont versé pour, à la fois, nourrir l’Occident et la sauver des deux guerres mondiales qu’elle a connues. L’esclavage, la colonisation constituent aussi des moments décisifs de l’histoire de l’humanité où les Africains ont payé de très lourds tributs. A la tribune de l’Organisation de l’Unité africaine, il rappelle à ses pairs l’évidence de cet état de fait qui légitime le refus de payer la dette : La dette produit des effets pervers sur l’économie des PED observables, selon Thomas Sankara, dans la politique qui la sous-tend. Il constate qu’en général, « la politique d’aide et d’assistance n’a abouti qu’à désorganiser, à asservir et à déresponsabiliser les Etats africains dans leur espace économique, politique et culturel » (Sankara, 1984d, p.4). La dette des Etats d’Afrique, octroyée, la plupart du temps via les IFI, en raison des conditionnalités intenables pour ces pays, compromet leur souveraineté économique. Elle constitue un mécanisme de domination des Etats d’Afrique et, surtout, un frein à leur développement. A la tribune de l’OUA, il précise son idée : Le cas du Burkina Faso est représentatif de l’échec de l’APD à impulser le développement des pays africains et, surtout, de la dépendance de ces derniers de l’Occident. A la tribune des Nations-Unies en 1984, il affirme : 2. L’action publique de Thomas pour soutenir son refus de rembourser la dette L’action publique de Thomas Sankara s’inscrit dans une dynamique d’affranchissement des logiques néocoloniales par l’affirmation de la souveraineté politique et économique de son de son pays face aux puissances créancières occidentales. Le refus de rembourser la dette implique, pour le Leader de la révolution burkinabè, le rejet de toute aide qui aliène son peuple. Son rejet de l’aide des Etats occidentaux et celle des IFI, parce qu’elle s’octroie dans un cadre capitaliste, c’est-à-dire sur la base de rapports marchands, se négocient et se décident sur le dos des peuples, entre dirigeants appartenant à la même classe sociale des dominants, se comprend dans ce sens : Dans la même dynamique de préservation de l’autonomie économique des pays d’Afrique, il condamne et rejette « l’aide scandaleusement insuffisante que l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) apporte aux pays sahéliens » (Sankara, 1984a, pp.6.), parce qu’elle est une autre forme d’aliénation de leur autonomie, puis qu’elle les maintient dans le besoin. Mais il ne faut pas voir dans cette posture du leader de la Révolution d’août 1983, un repli sur soi dans une autarcie suicidaire (Ziegler, 1986, p.171). L’aide publique extérieure dont Thomas Sankara a besoin, qu’il sollicite et dont il est preneur, est celle qui se déploie dans le cadre d’une coopération franche, dans un élan de solidarité entre les peuples et à leur bénéfice exclusif : Pour affranchir son pays des dynamiques néocoloniales, Thomas Sankara repositionne son pays sur la scène internationale en nouant des relations diplomatiques de partenariat avec des Etats dont l’anti-impérialisme est l’aiguillon des choix diplomatiques et financiers. Le discours d’Orientation politique (DOP), qui est le programme politique du CNR indique l’adhésion du Burkina Faso à un internationalisme révolutionnaire contre l’impérialisme et toute forme de domination du pays. L’adhésion du Burkina Faso au Mouvement des pays non-alignés traduit cette volonté. Ainsi, noue-t-il des relations de coopération bilatérale avec la Libye du Colonel Mouammar Kadhafi et la Corée du Nord de Kim Il-Sung. Son action publique sur la scène internationale qui traduit son refus de « toute domestication de la diplomatie de son pays » Thomas Sankara (1983a, p.20) vise à lui permettre d’impulser son modèle de développement qui se veut autocentré. En effet, le projet développement de Thomas Sankara est en totale rupture d’avec le schéma développementaliste imposé par les puissances créancières occidentales (Labazée, 1985, p.88). Suivant le schéma développementaliste, le sous-développement des pays d’Afrique est un développement en retard qui pourrait être comblé avec l’apport des capitaux étrangers, les investissements privés et l’aide publique extérieure. En s’endettant, les Etats peuvent davantage accroitre et exporter leurs productions et financer les différents projets publics. Selon Thomas Sankara (1986a, p.8), ce modèle de « développement prêt-à-porter » c’est-à-dire, « sur mesure pour le tiers-monde », compromet l’autonomie économique des Etats d’Afrique et leur développement. Par conséquent, c’est au peuple burkinabè de concevoir son modèle de développement, c’est-à-dire les formes d’organisation les mieux adaptées à sa civilisation, en déterminant ses besoins économiques ainsi que ses nouveaux objectifs. La mobilisation des populations au sein des Comités de défense de la Révolution (CDR) suivant une démarche de centralisation (les provinces, avec l’appui technique des structures de l’Etat, déterminent leurs objectifs et les moyens nécessaires pour les atteindre), a permis au CNR de faire la synthèse des aspirations populaires et de lancer le plan populaire de développement (PPD) pour la période d’octobre 1984 à décembre 1985 et le Plan quinquennal de Développement Populaire (PQDP) 1986-1990. Ces instruments de développement sont centrés sur la mise en chantier d’une politique économique et sociale déclinée en ces points dans le DOP : – la réalisation à terme de l’autosuffisance du pays en produits de consommation de base, produits vivriers notamment, et en biens de production, tels que les biens d’équipement technique et les biens intermédiaires ; – l’effectivité d’une couverture des infrastructures sociales vitales pour les masses laborieuses dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’habitat et de la culture ; – l’élimination de la dépendance économique du pays par la restauration des grands équilibres économiques et financiers, en particulier par la diminution progressive de la dépendance commerciale et financière (Sankara 1984, pp.9-10). Pour atteindre l’autosuffisance alimentaire, Thomas Sankara prend de nombreuses mesures, met en place des instruments et des mécanismes : il supprime l’impôt de capitation sur l’élevage, impose le mot d’ordre de « Produisons et consommons burkinabè » en permettant aux salariés d’acheter les produits nationaux sur leur lieu de travail. Son rejet de l’aide alimentaire qui « installe dans les esprits ces réflexes de mendiants, d’assistés et permet à celui qui donne à manger de dicter ses volontés » (Sankara, 1984a, p.3) participe de cette volonté. De même, l’interdiction d’importer les fruits et légumes pour inciter les commerçants à aller chercher la production dans le sud-ouest du pays atteste de cette volonté. Les fonctionnaires sont également incités à porter le Faso dan fani, l’habit traditionnel, fabriqué à l’aide de bandes de coton tissées de façon artisanale par les coopératives de femmes et érigé en tenue officielle. Outre ces mesures, il engage la réforme agraire et foncière par la nationalisation des terres. Cette mesure permet, d’une part, le réaménagement des structures de production et une meilleure organisation du monde rural et, d’autre part, de favoriser l’intégration de l’agriculture et de l’élevage. L’impulsion d’une agriculture auto-suffisante requiert une maitrise de l’eau et la réhabilitation de l’environnement à l’échelle nationale (Ouédraogo, 2017, p.13). Pour ce faire, Thomas Sankara incite les populations à construire des ouvrages de petite et moyenne dimension à la mesure de leurs moyens financiers et de leur niveau technologique. La création le 26 avril 1984, du Bureau de Coordination de l’action des ONG (BSONG), vise à orienter les activités de ces structures vers les appuis aux populations rurales avec pour objectif d’offrir d’ici 1990, 20 à 30 litres d’eau potable par jour et par personne dans les zones rurales et favoriser l’essor agricole par une utilisation rationnelle des disponibilités en eau. Cette politique de maitrise de l’eau, sans se limiter aux initiatives des « acteurs du bas » aidés par les ONG, est renforcée par l’aménagement, la construction de grands barrages (Bagré et de Kompienga) sur financement de l’Etat central. Thomas Sankara lance, dès avril 1985, les « trois luttes » : la lutte contre la coupe abusive du bois, accompagnée de campagnes de sensibilisation à l’utilisation du gaz ; la lutte contre les feux de brousse ; la lutte contre la divagation des animaux. Ces luttes participent d’un vaste programme de reboisement auquel l’Armée, les étudiants, les élèves, les fonctionnaires (qui doivent y consacrer une semaine de leurs congés administratifs annuels). La réalisation indépendante de plusieurs projets d’envergure nationale tels que la construction des chemins de fer Ouagadougou-Niger (bataille du rail), l’aménagement de la vallée du Sourou, la construction de cinq cents logements sociaux par an (appelés cités de la Révolution), la construction de nombreux édifices publics (le stade du 4 aout, les bâtiments abritant les ministères des Enseignements), traduisent la volonté de Thomas Sankara de « récupérer un pouvoir de décision sur le choix des projets de développement, domaine jusqu’alors réservé aux principaux bailleurs de fonds » (Labazée, 1985, p.87). Pour financer le développement de son pays, Thomas Sankara opte pour une stratégie de mobilisations des ressources nationales et la participation populaire à l’action publique. En pratique, il applique un auto-ajustement par l’application d’une austérité budgétaire et la mobilisation des ressources financières locales disponibles et leur affectation prioritaire au profit des secteurs de production et de soutien à la production. Cette mobilisation des ressources financières nationales s’est faite aussi par l’intensification de la collecte de l’épargne nationale avec l’institution d’une Caisse de solidarité nationale, l’institution d’un impôt sur les revenus des personnes physiques (IRPP) et le lancement des jeux de société par la loterie nationale. Alimentée par des contributions volontaires des burkinabè vivant à l’intérieur du pays et de ceux de la diaspora, les fonds mobilisés par la Caisse de solidarité nationale, selon Pascal Zagré (1994, p.136), s’élèvent à 36,61 milliards de francs sur la période de 1984 à 1987. Quant au IRPP, il généra les montants suivants : 7,4 milliards en 1985 ; 8,3 milliards en 1986 et 9,03 milliards en 1987. La participation des populations à la construction des édifices publics permet une réduction des coûts de la main-d’œuvre des entreprises qui, du reste, n’étaient payées qu’après acquittement de toutes leurs obligations fiscales. L’ensemble de ces mécanismes a permis, selon Pascal Zagré (1994, p.131), d’une part, dès l’exercice 1984, de réduire le déficit budgétaire de -24,5 milliards en 1984 à -4,5 milliards en 1985 ; et d’autre part, de réaliser des économies de 1984 à 1987 (et même jusqu’en 1990). Au total, note cet auteur, en trois ans, les recettes à mettre à l’actif de la gestion révolutionnaire de l’économie s’élèvent à 24,73 milliards de francs CFA. Ainsi, le Produit intérieur brut (PIB) connait-il une croissance moyenne de 4,3 % par an de 1983 à 1987 contre 2,8 % entre 1978 et 1982. Ce taux de croissance apparaît à l’époque, selon la banque mondiale, largement au-dessus de la moyenne des pays de la sous-région. Le modèle de développement de Thomas Sankara, conçu et impulsé à partir de la réalisation de l’autosuffisance alimentaire, en privilégiant les cultures vivrières, se veut une alternative au modèle développementaliste qui est davantage exogène ou extraverti. Analysant l’action publique de Thomas Sankara, René Otayek (1985, p.7) constate que, « pour la première fois également, un régime proclamait la nécessité de compter sur ‘’ses propres forces’’ pour réaliser les objectifs d’autosuffisance alimentaire et de développement autocentré. De ce point de vue, le changement politique amorcé le 4 août 1983 peut être qualifié de révolutionnaire au sens étymologique du terme ». Conclusion La présente réflexion a permis de montrer le volontarisme et le réalisme à l’œuvre dans la pensée et l’action politiques de Thomas Sankara comme modalités d’affranchissement de toutes les formes d’aliénation de son pays et pour sa véritable autonomie. Exprimés, à la fois, dans son discours et dans son action publique, ce volontarisme et ce réalisme constituent des « ruptures essentielles dans la stratégie politique du développement mise en œuvre depuis le 4 août 1983 » (Labazée, 1985, p.87). En effet, pour affranchir son pays et les PED de l’endettement public et impulser le développement de son pays, Thomas Sankara déconstruit la phraséologie sur laquelle est élaborée la dette publique extérieure des PED en montrant qu’elle est illégitime. C’est pourquoi il la récuse. Selon Jean Ziegler (2017, 127), le discours de Thomas Sankara sur la dette, « le plus impitoyable et le plus profondément intelligent qu’il ait prononcé ». Pour cet auteur, si ce discours est ancré dans le contexte africain, par l’évocation du cas des pays endettés héritiers d’une colonisation, « sa portée le dépasse largement, puisqu’il renvoie aussi à la situation des Etats développés occidentaux, traditionnels bailleurs de fonds du tiers-monde, à leur tour surendettés et vivant eux-mêmes sous le diktat des banques » (Ziegler, 2017, p.129). Faisant référence à ce discours dans leur analyse des chiffres de la dette des PED, Pierre Gottiniux et Daniel Munevar (2015, p.9), admettent que la position de Thomas Sankara est fondée en raison car, écrivent-ils, « on peut affirmer sans risque de se tromper que ceux qui, à partir de 1982, proposaient aux pays de la périphérie d’arrêter le remboursement de leurs dettes et de constituer un front des pays débiteurs avaient raison. Si les pays du Sud avaient instauré ce front, ils auraient été en mesure de dicter leurs conditions à des créanciers aux abois ». On aura compris que la position Thomas Sankara aurait dû être soutenue par les différents acteurs qui luttent pour l’annulation de la dette des PED. Auteur : Salifou SANGARÉ Indications bibliographiques SANGARÉ Salifou, 2025, « Entre volontarisme et réalisme : à propos de la pensée du Président Thomas Sankara sur l’annulation de la dette », Revue LES TISONS, Numéro spécial, septembre, pp. 447-500. Vos réactions (23) |