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Burkina / An 9 de l’insurrection populaire : « Je refuse que l’on accuse l’insurrection d’être la cause de ce que nous vivons aujourd’hui », Éric Ismaël Kinda du Balai citoyen

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mercredi 1er novembre 2023.

 

A l’occasion de la commémoration du neuvième anniversaire de l’insurrection populaire (30 et 31 octobre 2014), Lefaso.net a interviewé le porte-parole du mouvement Balai citoyen, l’enseignant en philosophie, Éric Ismaël Kinda. Sur la table des échanges, nous avons abordé entre autres des thématiques liées à ces dates historiques. Il a été en outre évoqué celles en rapport avec le Balai citoyen et l’actualité nationale.

Lefaso.net : Il y a neuf ans maintenant qu’a eu lieu l’insurrection populaire, quels sont les souvenirs encore vifs qui vous restent ?

Éric Ismaël Kinda : Permettez-moi d’abord de m’incliner devant la mémoire des martyrs de l’insurrection populaire et également des victimes du coup d’Etat raté du général Diendéré. Je souhaite aussi un prompt rétablissement à ceux qui portent toujours les séquelles (blessures). Il faut également souligner qu’il y a des victimes qui vivent toujours avec des handicaps physiques et même mentaux. Concernant la question, l’une des images qui vient à l’esprit est lorsque les manifestants sont arrivés au niveau de l’Assemblée nationale. Il y a aussi le rassemblement au niveau de la place de la révolution.

Il y a les images prises par des riverains de la voie qui mène à la ville de Pô qui montraient le président Blaise Compaoré quittant le Burkina Faso. Il y a eu les images des habitants de la ville de Ouagadougou au lendemain du 30 et 31 Octobre 2014. Ils se sont mobilisés pour nettoyer la ville afin d’envoyer un message fort. Il faut dire que les journées des 30 et 31 octobre étaient des journées chaudes. Il y a des manifestants qui ont brulé des pneus par ci-par-là. On a vu des images où une bonne partie de l’armée sympathisait avec la foule. C’est toujours avec émotion qu’on repense à ces images.

Des Burkinabè jugent le Balai citoyen de moins en moins actif face aux questions préoccupantes de l’heure, allant même à le soupçonner d’être en accointance avec le pouvoir MPP. Quelle réaction avez-vous à ce sujet ?

Au niveau du Balai citoyen nous entendons ces critiques généralement. Ceux qui le disent ont le droit de reprocher pas mal de choses au mouvement. Ce qui nous préoccupe actuellement, c’est surtout la critique des gens qui croient en nous, je veux parler des Burkinabè qui croient en notre lutte et respectent notre mouvement. Le Balai citoyen ne peut pas être un mouvement aimé de tous. Certains nous tiennent pour responsable de la chute du régime Compaoré, notamment, les membres de l’ancien parti au pouvoir, le CDP.

On ne peut pas penser naïvement que ces gens vont porter des critiques positives en direction du Balai citoyen. Vous avez plusieurs catégories de personnes qui, pour des raisons diverses, mènent des critiquent non objectives à notre endroit. Pour votre gouverne, lorsque le mouvement a été lancé, on avait dit que c’était un mouvement suscité par Blaise Compaoré pour distraire le peuple. Puis par la suite, on a dit que c’était un mouvement à la solde de Zéphirin Diabré. Il faut comprendre qu’à l’époque, nous répondions au mot d’ordre du chef de file de l’opposition qui était Zéphirin Diabré. Après cela, on a dit que le Balai roule pour Maître Bénéwendé Sankara parce que nous nous réclamons de l’idéal de Thomas Sankara.

Et comme il était l’un des sankaristes en vue, on a vite fait de nous associer à lui. Ensuite, le MPP est venu, on a estimé que le Balai citoyen roulait pour ce parti sans pour autant apporter les preuves et mener des enquêtes sérieuses. Sous le MPP, nous avons suffisamment donné de la voix. Le Balai citoyen faisait partie de l’Unité d’action populaire (UAP). C’était un regroupement de syndicats et d’OSC (organisation de la société civile) qui en 2019 avaient tapé du poing sur la table pour dénoncer la vie chère et le fait que les FDS n’avaient pas assez d’équipements pour faire face au terrorisme. Mais cette manifestation a été durement réprimée par le MPP qui était au pouvoir.

L’actuel ministre, Bassolma Bazié, était présent ce jour-là. Nous avons marché ensemble pour dénoncer la mal gouvernance du MPP et la présence des forces militaires étrangères sur notre territoire dont celles françaises. Souvenez-vous également que le Balai citoyen a déposé des plaintes au niveau de la justice pour attaquer le gouvernement du MPP pour non-assistance à personnes en danger lorsqu’il y a eu les massacres de Solhan. Voilà quelques exemples concrets. Mais, les uns et les autres sont libres de nous juger. Parfois, nous les comprenons parce qu’ils sont nombreux ceux qui s’attendaient à ce que nous soyons tous les jours dans la rue. Si dire que le Balai citoyen ne se faisait pas entendre sous le MPP est synonyme du fait que nous n’étions pas à chaque fois dans les rues, cela est véridique.

Mais, si on donne un autre contenu à cette expression, cela est totalement faux parce qu’on se faisait entendre. Il faut comprendre que sous le règne du MPP, ce pouvoir avait aussi ses web-activistes qui étaient payés pour dénigrer le Balai citoyen. Les histoires de V8 et d’acquisitions de biens de manière non orthodoxe qui circulaient sur la toile venaient des activistes à la solde du MPP. Aujourd’hui où ils sont ? Allez demander aux premiers responsables du MPP si le Balai citoyen roulait pour eux. Ils ne sont pas morts, ils peuvent témoigner. Quand le MPP était au pouvoir, s’il avait la possibilité d’avoir le Balai citoyen dans son carcan, il allait s’en féliciter. Il y a même eu certaines tentatives, seulement que nous n’avons jamais voulu faire cela. Nous savons qu’il ne s’agissait pas d’un pouvoir à la hauteur de nos attentes après l’insurrection. Ceux qui ont créé le MPP n’avaient pas le profil pour gérer l’Etat post-insurrection. Ils ont cheminé pendant 27 ans avec l’ancien président Blaise Compaoré.

Ils ont travaillé à assoir un système et en sont ses produits. C’est à un moment donné de leur histoire qu’ils n’arrivaient plus à avoir leur place habituelle dans le système. Ils ont donc quitté le système plus tard pour tenter de revenir au pouvoir. Une fois qu’ils sont arrivés au pouvoir, ils ont fait perdurer le même système. La mal gouvernance, le copinage et le clientélisme politique ont continué. On a mis en place un système de dividendes et de rente politique. Le président Kaboré a passé son temps à nommer ses copains. Aujourd’hui où est-ce qu’ils sont ? Lorsque Roch Kaboré a commencé à avoir ses premiers sérieux problèmes, on ne les a même pas vus sortir la tête de l’eau pour le soutenir. Il faut faire attention parce qu’il y a des personnes qui réclamaient le Balai citoyen sur le terrain en étant de bonne foi.

Par contre, il y a celles qui voulaient manger leur piment dans la bouche du Balai citoyen. Les personnes qui en voulaient au MPP voulaient que le Balai joue le jeu pour elles. Nous savions à un moment donné que Roch Kaboré allait partir. Nous savions que l’armée allait le renverser. Vous pensez que si on roulait pour le MPP, on allait le savoir et s’asseoir ? Notre souci était de savoir ceci : au cas où il tombe, qu’elle est cette force positive qui va prendre les rênes du pays en travaillant à faire changer les choses ? Avant même la chute de Roch Kaboré, nous voyons tellement les choses venir que courant octobre-novembre 2021, nous avons eu l’initiative de lancer une coalition patriotique. Nous avons estimé en son temps qu’il fallait faire appel aux forces progressistes révolutionnaires. Nous avons pris langue avec des partis politiques qui se réclament de la gauche révolutionnaire progressiste. Nous avons également pris langue avec des OSC.

Tout le monde a reconnu la pertinence du projet qui était de proposer rapidement une alternative au Burkina Faso. Roch Kaboré était toujours au pouvoir à l’époque. Mais les gens étaient toujours dans des calculs et ne voulaient pas du leadership du Balai citoyen. Après la première rencontre, ils ont promis de nous revenir. Finalement, ils n’ont fait aucun retour. Et pourtant, la coalition devait faire sa sortie en décembre. Des gens ont travaillé à ce que la coalition ne voit pas le jour. Nous avons essayé des choses pour le bien de ce pays. Mais, à notre niveau, nous n’aimons pas faire de la publicité. Nous faisons les choses en laissant le soin aux esprits les plus avertis de faire une appréciation. Le Balai citoyen ne roule pas pour un système au pouvoir.

Neuf ans après ce soulèvement qui a entraîné le départ de Blaise Compaoré, le pays se retrouve avec une crise sécuritaire sans précédent. Il y a des personnes qui regrettent le départ du pouvoir Compaoré. Votre commentaire ?

Ceux qui le regrettent sont dans leurs droits et ont leurs raisons. Cependant, sont-ils suffisamment imprégnés des enjeux géopolitiques et stratégiques ? Blaise Compaoré, quand il était au sommet de son règne, s’est beaucoup impliqué dans des conflits au niveau sous régional. Déjà, à l’époque, des voix s’étaient élevées pour dénoncer ses implications non orthodoxes. Nous avons su que tôt ou tard, ses comportements allaient retomber sur le pays. Les rebelles Touaregs et des djihadistes ont été hébergés au Burkina Faso dans des salons feutrés au quartier Ouaga 2000 et à des endroits bien précis de la ville. Blaise Compaoré a été un pion que l’Occident, en particulier de la France qui a toujours utilisé pour sa politique au niveau du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest. Je refuse que l’on accuse l’insurrection d’être la cause de ce que nous vivons aujourd’hui. Ceux qui ont été les acteurs de l’insurrection avaient un rêve, à savoir la fin des pratiques qui empêchaient le changement.

Malheureusement, après son départ, ses remplaçants étaient ses éléments. Comme preuve, le MPP a essayé de criminaliser par la voie législative, l’insurrection. Ils ont programmé la liquidation de l’esprit de l’insurrection. Des gens ayant 30 ou 40 ans d’expérience dans la politique qui ne comprennent pas l’importance de l’esprit de l’insurrection. L’esprit de l’insurrection disait que « plus rien ne sera comme avant ». En voulant tuer cet esprit, Paul Henri Damiba est venu balayer ce pouvoir et les gens ont applaudi. Au niveau du mouvement, nous n’avons aucun regret.

La justice pour les morts de ces événements se fait toujours attendre, comment peut-on comprendre une telle situation et que faut-il envisager pour rendre justice à ces martyrs ?

Nous avons très mal. Il y a eu et il y a toujours un manque manifeste de volonté politique. Durant la transition de 2015, on a mis suffisamment de pression afin qu’elle ne dépasse pas 12 mois. A l’époque, le Balai citoyen a trouvé que ces 12 mois n’étaient pas suffisants. Il nous fallait une transition avec une durée conséquente, mais pas exagérée soit environ 2 ans. On souhaitait régler certains problèmes et solder les comptes. Nous avons été lucides sur la question et nous savions que ceux qui ont cheminé avec Blaise Compaoré, s’ils revenaient immédiatement au pouvoir, la justice allait se faire attendre parce que la plupart de ceux qui ont été accusés étaient leurs amis. Même si on dit que la justice est indépendante, je crois que s’il y avait eu une volonté politique, on allait trouver un dénouement à cette affaire. Nous n’avons pas été surpris parce que ce qui intéressait le MPP était surtout le pouvoir et les avantages y relatifs.

Le sort des martyrs n’était pas leur préoccupation. Nous avons essayé du mieux que nous pouvions en approchant les familles afin de les aider à monter les dossiers sur le plan judiciaire avec les moyens de bord. Mais à un moment donné, il y a eu des jeux d’influence où certaines familles des victimes de l’insurrection ont été conseillées de prendre des distances avec le Balai citoyen. Il y a eu des associations qui ont été créées. L’opinion ne le sait pas, mais nous le savons. Le cabinet de maître Guy Hervé Kam s’est investi dans les dossiers des victimes. Les dossiers sont toujours pendants. On ne baisse pas les bras et nous sommes convaincus que tôt ou tard, avec une certaine conjugaison des efforts, on parviendra à obtenir justice pour les victimes de l’insurrection.

Que pensez-vous des coups d’Etat quand on sait que votre combat prône aussi l’ancrage de la démocratie ?

Dans nos principes, nous ne pouvons pas cautionner les coups d’Etat parce que les coups de force créent toujours des problèmes. On trouvera toujours des raisons pour faire un coup de force. La prise de pouvoir par la force a montré ses limites. La principale faiblesse de la force est qu’elle est précaire. Aujourd’hui vous êtes forts et demain vous ne l’êtes pas. Si vous vous rappelez, Paul Henri Damiba avait dit quelques semaines seulement avant sa chute que celui qui est fort, qu’il prenne le pouvoir et choisisse les partenaires qu’il veut. Il a dit ceci : « Celui qui se bat pour quelque chose, c’est pour lui la chose ». Les coups de force créent les conditions de l’instabilité. N’empêche, il ne faut pas voir le coup d’Etat en lui-même. Il faut voir les causes (la mal gouvernance, l’impunité, l’injustice) créent les conditions des coups d’Etat.

Que pensez-vous de la gouvernance du MPSR II sur le plan de la gestion sécuritaire, de libertés individuelles et collectives ?

En ce qui concerne la gestion de la crise sécuritaire, nous avons relevé qu’il y a de plus en plus d’acquisition de matériel pour nos FDS et VDP. Nous avons pu noter également qu’il y a cette volonté de chercher des partenaires fiables et efficaces qui peuvent nous permettre de gagner ce combat contre le terrorisme. Les forces françaises ont quitté le territoire national. Cela est en phase avec une revendication du Balai citoyen qui est contenue dans une plateforme que nous avons élaborée en 2013-2014.

Nous n’avons jamais voulu des forces étrangères dans notre pays. Il nous revient que certaines populations ont regagné leurs localités. Nous attendons toujours des statistiques au niveau de l’autorité. Voilà entre autres les aspects positifs du MPSR II. Cependant, il faut reconnaître que les libertés fondamentales telles que la liberté d’expression, de penser chèrement et durement acquises par les Burkinabè sont en train d’être remises en cause. Je précise que dans un contexte comme le nôtre, où nous sommes en guerre contre le terrorisme, il y a forcément des restrictions qui s’imposent à nous.

On ne peut pas tout se permettre dans cette situation. Mais, il faut savoir se fixer des limites en toute chose. Il ne faut pas tuer tout ce qui est liberté et empêcher des voix discordantes, sincères qui apportent de la critique positive et constructive. Tous ceux qui critiquent et remettent en cause ne sont pas contre le processus en cours. Ce n’est pas parce qu’on critique qu’on est contre X ou Y. La critique permet à ceux qui sont au pouvoir de rectifier le tir pour éviter certaines choses qui peuvent se retourner contre eux-mêmes et le pays. Les critiques positives profitent à ceux qui ont en charge la gestion du pays. Pour des gens comme nous qui avons une vie militante ancienne, nous connaissons l’histoire de ce pays. Il y a des choses qu’il ne faut pas faire au risque d’avoir des problèmes. Il ne faut pas prendre des libertés avec le caractère sacré de la vie humaine.

Aujourd’hui, on parle d’enlèvements. Nous pensons que s’il y a des individus qui travaillent à nuire au pays, on n’a pas besoin de se cacher pour les enlever ou les arrêter. S’il y a des preuves, on n’a pas besoin de tourner autour du pot. Il y a la justice, la gendarmerie et la police qui existent. Il faut suivre toute la procédure afin que l’on puisse les traduire devant la loi et les punir durement. Nous sommes en train de souffrir à cause du terrorisme. Est-ce qu’il faut accepter qu’il puisse avoir d’autres problèmes ? Il ne faut pas s’y prendre très mal dans le combat contre le terrorisme au risque de se retrouver dans une situation très dangereuse.

Aujourd’hui, non seulement les terroristes nous rendent la vie difficile et entre nous, on est divisé. Il y a d’un côté les patriotes et de l’autre côté les apatrides. Quand ces mots prennent corps et s’installent dans un pays, cela ne présage rien de bon. Il suffit seulement de regarder en Côte d’Ivoire. Sous l’ère Gbagbo, il y avait le camp des patriotes et des apatrides. Il ne faut pas avancer sans l’histoire. Il faut faire attention. On doit pouvoir se regarder, se parler lorsque le terrorisme va finir. Il faut apprécier les bonnes actions et critiquer les mauvaises. Le Balai citoyen par exemple ne travaille pas à la tête du client. C’est la raison pour laquelle nous ne sommes pas forcement aimés. Notre parti politique est le peuple du Burkina Faso.

Un appel à lancer aux Burkinabè à la veille de la commémoration de l’an 9 du soulèvement populaire ?

Nous devons nous serrer davantage les coudes afin de vaincre le terrorisme. Nous n’avons qu’un seul pays. Il ne faut pas se diviser, se stigmatiser ou catégoriser des Burkinabè. Actuellement, il y a des catégories de Burkinabè qui sont stigmatisées. Il faut une extrême lucidité des Burkinabè et une prise de conscience. Il faut savoir qui combattre exactement dans notre lutte contre le terrorisme. C’est une guerre qui a des ramifications géopolitiques et stratégiques. Ne nous trompons pas d’ennemi.

Interview réalisée par Samirah Bationo
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