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« Le développement ne vient pas de l’aide, c’est du mensonge. L’Africain a opté d’être pauvre … C’est un choix »’, Cruz Melchior Eya Nchama, président du Comité international Joseph Ki-Zerbo

LEFASO.NET | Oumar L. OUEDRAOGO
vendredi 10 mars 2017.

 

Equato-Guinéen, « contraint à l’exil depuis maintenant une trentaine d’années », Cruz Melchior Eya Nchama est l’actuel président du Comité international Joseph Ki-Zerbo pour l’Afrique et la Diaspora (CIJKAD). Il ne manque pas aux occasions de débats sur la vie et l’avenir du continent africain. C’est dans ce combat qu’il a séjourné à Ouagadougou dans le cadre du symposium international sur le dialogue des religions et des cultures. Avant de reprendre son vol dans la soirée de ce jeudi pour la Genève (Suisse, sa terre d’asile), M. Eya Nchama a bien voulu (à la faveur d’une conférence de présentation d’ouvrages sur le panafricanisme animée dans la matinée) se prononcer sur des questions relatives qui secouent nombre de pays du continent. Dans cet entretien à bâtons rompus, le défenseur du combat de Joseph Ki-Zerbo ne voile pas sa révolte …

Lefaso.net : En tant que défenseur du panafricanisme, quelle lecture donnez-vous à tous ces foyers de crise sur le continent (Nord-Mali, Nigeria, les Chébabs en Somalie, les attaques au Niger, au Nord du Burkina, etc.) ?

Cruz Melchior Eya Nchama : Je pense que ces crises naissent par manque de prise de conscience de nous-mêmes. On nous divise, parce que nous ne défendons pas très clairement nos intérêts. La question politique, ce n’est pas une affaire de Noirs et de Blancs, ce n’est pas non plus une question de Nord et de Sud. La politique se centralise simplement dans les intérêts. Il n’y a pas un homme politique, digne de ce nom, qui ne défend pas ses intérêts. Je vous donne un exemple très concret. En Asie, il y a la même religion bouddhiste au Japon et en Chine. Mais les intérêts japonais et les intérêts chinois sont en contradiction de façon permanente. Et dans la mer de Chine (mer de Chine méridionale, ndlr), il y a une tension (les deux pays sont asiatiques, mais chacun défend ses intérêts). Voyez-vous, les intérêts des Américains du Nord ne sont pas ceux de l’Europe occidentale.

Quand la Grande-Bretagne a quitté l’Union européenne (Brexit, ndlr), le président actuel des Etats-Unis (Donald Trump) a rigolé en demandant quand les autres vont quitter l’Union européenne ? Les deux communautés sont blanches. A partir de ce moment, la seule chose qui fonctionne dans la question de politique, c’est que chacun défend ses intérêts. Les Africains ne défendent pas leurs intérêts, ils défendent les intérêts des autres. Et cela m’inspire un rappel, lorsque j’ai eu l’honneur et le privilège de travailler avec le Pr Joseph Ki-Zerbo à Bamako où nous avions organisé en 1989 un symposium sur le développement endogène. A l’issue de ce colloque, nous avions produit un livre, un des livres de la pensée idéologique de Joseph Ki-Zerbo, intitulé « La natte des autres ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Que pendant que les Européens ont construit leur natte, les Américains ont construit leur natte, les Japonais, les Chinois dorment dans leur natte, nous, Africains, dormons dans la natte construite par les autres. Le jour que les autres vont retirer leur natte, nous dormirons par terre. Quand est-ce que nous allons tisser notre propre natte… ?

Nous ne savons pas défendre nos intérêts. Nos intérêts sont négociés. A part nous, Africains, aucun Etat du monde ne négocie ses intérêts. Ils les défendent. Ils les défendent à mort. Nous avons beaucoup de richesses en Afrique ; si nous avions voulu défendre nos intérêts, on serait les peuples le plus riches du monde. Nous avons l’uranium, le pétrole, l’or, le gaz, le coton, le diamant…sur ce continent et les gens viennent piller ça et nous, nous dormons. Défendre ces matières premières, c’est très important pour notre continent. Mais, au lieu de cela, chaque Etat, individuellement, veut vendre de l’or, le pétrole, etc., aux autres, sans même songer qu’il gagnerait à s’organiser, collectivement, à travers des entités. Il n’y a pas d’autre chose que de défendre nos intérêts. Les gens qui défendent leurs intérêts, de manière collective, arrivent à avoir une identité. Si toi et moi, défendons un intérêt en Afrique, nous nous identifions. Pourquoi, nous, les Africains, n’avons pas d’identité ? Parce que nous ne défendons pas les mêmes intérêts. Conséquence, il n’y a pas de modèle. Il faut avoir un minimum d’intérêt commun à défendre. Avant les indépendances, il y avait une identité.

Les panafricanistes Kwamé Nkrumah, Haïlé Sélassié, Sékou Touré… se sont identifiés et ont créé une identité. Mais après les indépendances, on a vécu de 1960 à 1965, et après, les coups d’Etat ont commencé à renverser les panafricanistes. Il y a même eu en ce moment de l’histoire, une invasion par des mercenaires. Il y avait même un Etat qui était gouverné par les mercenaires, les Comores. Alors, ces moments de coups d’Etat sur le continent et d’invasion par des mercenaires ont plongé le continent dans l’obscurantisme.

Lefaso.net : Doit-on comprendre que pour parvenir à cette identité africaine, faut-il que chaque pays africain se forge d’abord une identité nationale ?

Cruz Melchor Eya Nchama  : C’est exact. Cela veut dire que les Burkinabè, par exemple, doivent avoir une identité burkinabè. La question de langues par exemple ; dans la communauté internationale, il y a six langues qui sont parlées (l’Arabe, le Chinois, le Russe, le Français, l’Espagnol et l’Anglais). Mais, est-ce que tout le monde parle ces langues ? Ce qui se passe, est que les pays s’organisent pour constituer des équipes (des gens qui sont experts en Arabe, en Français, en Anglais, etc.,) et après, les langues nationales sont organisées à travers le système d’enseignement (primaire, secondaire, université).

Il est incontestable que le Burkina doit avoir des contacts avec le monde entier et dans cette dynamique, s’il veut par exemple tisser des relations avec le Japon, il doit avoir 50, 100 personnes qui maîtrisent le Japon (sa langue, sa culture, etc.), qui organisent les relations entre le Burkina et le Japon. Idem s’il veut entretenir des relations avec l’Allemagne, etc. Bref, il doit constituer des pools linguistiques pour le combat et les relations sur l’échiquier international. Et après, les Burkinabè peuvent décider (au plan national) de constituer de grands ensembles linguistiques. Je vis dans un pays où il y a quatre langues, mais il n’y a pas de contradiction. Pourquoi 16 millions de Burkinabè veulent parler français ? C’est donc une question d’organisation parce que, par des grands ensembles linguistiques, les gens se reconnaissent dans leur culture et dès lors, ils travaillent de façon concrète et le développement économique devient une réalité.

Lefaso.net : Aujourd’hui, nombre de pays africains sont confrontés à la question cruciale du terrorisme. Concrètement, comment parvenir à faire face à cette situation ?

Cruz Melchor Eya Nchama : Concrètement, pour faire face à cette situation, il faut une véritable unité de l’espace CEDEAO ; une véritable solidarité dans l’espace communautaire. Il faut un véritable centre d’informations dans l’espace pour que les gens qu’on nous envoie soient arrêtés et traduits en justice. Il faut que les polices de la région, de l’espace communautaire, y travaillent, pour démasquer les gens qui viennent nous déstabiliser. Nous avons la police, les militaires et je crois que si nous nous entendons, on peut venir à bout d’une nébuleuse comme Boko Haram. Nous avons des instruments pour le faire.

Lefaso.net : Derrière vos propos…, on voit bien la main des grandes puissances !

Cruz Melchor Eya Nchama : La seule chose que j’ai voulu dire est que, elles (les grandes puissances), défendent bien leurs intérêts. Et nous, nous refusons de défendre nos intérêts. Alors, ce n’est pas la faute aux puissances, aux Occidentaux ; c’est la faute au Africains. L’Occident fait bien son travail. Le problème africain, c‘est le peuple africain. Sommes-nous des enfants, des bébés, pour nous laisser faire ? Ce n’est pas la faute de l’Occident, c’est la faute à nous-mêmes. Nous ne sommes pas organisés. L’organisation, c’est le mot. On n’est pas sous-développé, on est mal organisé.

Mais on nous fait croire qu’on est pauvre. Mais est pauvre, la personne qui n’est pas consciente de ses richesses. Au moment où je serais conscient de ma richesse, je ne serais pas pauvre. Quand je suis conscient de ma richesse, je me bats pour qu’on ne me la prenne pas. Or, les autres nous disent pauvres, et nous, nous acceptons ça. C’est dommage ! On est pauvre parce qu’on est inconscient. On est pauvre parce qu’on ne défend pas nos intérêts. C’est tout ! Que c’est la faute de la France, c‘est faux. Que c’est la faute des Etats-Unis, c’est faux. C’est simplement parce qu’on ne défend pas nos intérêts. Eux, par contre, ils les défendent. Et bien ! Et d’ailleurs, quand on parle d’Occident, on fait trop de publicité pour lui. On lui fait une publicité gratuite. Nous sommes inconscients, irresponsables, veules. Je vais te dire quelque chose. Je ne suis pas Burkinabè. Mais, si je viens ici, tu me donnes ta poule, ta ferme, ton bétail, tes enfants …

Écoute, je prends, je te dis merci et je pars ! Par contre, si tu ne me les donnes pas, si tu défends bien ta poule, ta ferme, ton bétail, tes enfants…, je pars, je ne peux rien dire. Est-ce que vous voyez ? C’est pour dire que je n’accuse pas l’autre, c’est nous-mêmes le problème. C’est-à-dire que l’Africain, l’Afrique, a opté d’être pauvre. C’est un choix ! L’Afrique a choisi d’être aliénée. Et c’est dommage !

Lefaso.net : C’est dire qu’en réalité, on n’a pas besoin de toutes ces aides qu’on quémande auprès des puissances !

Cruz Melchor Eya Nchama : Le développement ne vient pas de l’aide, c’est du mensonge. Le développement vient de l’intérieur de l’Etat. Si nous nous organisons, on construit Ouagadougou, Bobo-Dioulasso, Yako, Dori, etc. On peut le faire, et même en très peu de temps. Si nous sommes conscients, on peut le faire en très peu de temps. Et les autres vont même venir nous regarder. L’industrialisation de l’Asie a été copiée en Occident, en silence. Et nous, on se rend en Occident, on regarde et on revient chez nous. Comme nous étions avant (comme si nous n’y étions pas allés). Ça ne touche même pas l’esprit de quelqu’un qu’on peut copier aussi en silence. Les gens qui nous donnent les aumônes (aides), ce n’est rien d’autre qu’une façon de nous rabaisser. C’est la honte ! Il n’y a pas de développement qui vienne de l’extérieur. Il n’y en a pas.

Quand l’industrie a commencé en Occident, notamment en Angleterre et aux Pays-Bas, les autres pays se sont organisés pour aller ‘’voler’’, discrètement pour aller faire chez eux. Il y a l’espionnage industriel ! Il ne faut pas s’attendre à ce que les autres vous donnent leur secret pour que vous soyez comme eux. Personne ne peut le faire. Personne ! Il faut changer de mentalités, lutter contre nous-mêmes. Lors du symposium, j’ai dit : la façon que l’Africain tremble pour voir un Blanc… ; un Africain qui voit un Blanc, il tremble, il perd toute son âme. Le Blanc est né d’une maman après neuf mois de grossesse. Le Noir est né d’une maman après neuf mois de grossesse. Le Blanc, à quatre mois, si on ne lui donne pas à manger, il meurt. Le Noir, à quatre mois, si on ne lui donne pas à manger, il meurt. Le Blanc, le Noir, c’est la même chose. Un Blanc arrive au Burkina, il fait son visa à l’aéroport. Un Burkinabè qui veut aller en France, il fait son visa à l’ambassade.

Souvent, on lui refuse le visa. Est-ce normal ? Le Burkina est un Etat. La France est un Etat. Le jour où le Burkina va décider que si on refuse un visa à un Burkinabè il va aussi refuser un visa à un Français, il va avoir un problème. Mais le Français obtient facilement un visa pour venir au Burkina mais le Burkinabè n’obtient pas aussi facilement un visa pour aller en France. Pourtant, l’Etat burkinabè est reconnu aux Nations-Unies, l’Etat français est reconnu aux Nations-Unies. Ce qui implique, en diplomatie, le principe de la réciprocité, surtout en droit international. Pourquoi l’Union africaine ne crée pas les conditions d’une relation de réciprocité avec l’Occident ?

Les Occidentaux n’ont pas besoin d’aller dans nos Consulats pour demander un visa (même à l’aéroport, on le leur donne). Pendant ce même moment, nos enfants se voient obliger de miser leur vie dans la Méditerranée. En 2016, il y a eu 5000 morts, des Africains (jeunes surtout), sur la Méditerranée. Et les Africains n’ont même pas été capables de faire même un communiqué. Les Africains n’ont jamais discuté de cette préoccupation. Ni au sein de l’Union africaine ni dans les organisations de base. Pourquoi ? C’est un nouvel esclavage ça ! Les Africains sont les seuls êtres aujourd’hui qui ne sont pas protégés. Protégés, ni à l’intérieur du continent ni à l’extérieur de l’Afrique. Trouvez-vous cela normal ?

A l’époque coloniale, on pouvait comprendre cette situation parce que nous étions occupés. Mais comment est-ce possible qu’après nos indépendances, le Noir ne soit pas protégé ni à l’intérieur ni à l’extérieur ? Est-ce normal ça ? Quand il y a même un tremblement de terre qui se produit quelque part dans le monde, vous entendrez que les Américains ont demandé à savoir s’il y avait dans cette partie du monde des Américains. Les Français vont aussi demander s’il y avait sur les lieux des Français. Idem pour les Japonais, etc. Mais vous n’allez jamais entendre parler que le gouvernement d’un pays africain s’est véritablement préoccupé de ce genre de situations. Comme si les gouvernants africains voulaient se débarrasser des Africains qui sont morts à côté. Quand est-ce que le Noir va-t-il être protégé ? A quand la protection des Africains ? On est aujourd’hui persécuté dans tous les pays du monde. Même le Président des Etats-Unis nouvellement arrivé ne veut pas voir les immigrés, les Africains. Et il n’y a jamais eu de communiqué express pour protester contre cela.

Lfeaso.net : Vous venez de sortir d’un symposium international sur le dialogue des religions et des cultures (du 3 au 7 mars à Ouagadougou). Comment appréciez-vous cette initiative sur un sujet aussi complexe qu’est la religion ?

Cruz Melchior Eya Nchama : Il n’y a pas de problèmes de religion en Afrique. Je vois beaucoup de couples dans lesquels chaque conjoint pratique librement sa religion. Il n’y a jamais eu de problème de religion en Afrique. C’est dire que nous cohabitons en Afrique, il n’y a jamais eu de problèmes de religion (animistes, catholiques, musulmans, protestants…cohabitent sans problème). Ce sont des puissances et des ennemis de l’Afrique qui introduisent ces questions. Et nous, nous refusons de voir cela. Est-ce un hasard, quand un grand pays comme le Nigeria, qui est devenu une puissance financière et économique, est attaquée par Boko Haram ? Non, pas du tout. Il faut y réfléchir.

Lefaso.net : Un message pour la jeunesse africaine ?

Cruz Melchior Eya Nchama : Je voudrais que vous soyez conscients de vos intérêts. La jeunesse africaine doit commencer à se préparer pour cela : c’est-à-dire, défendre ses intérêts. L’éducation doit être orientée à la défense des intérêts. L’éducation doit être orientée à la prise de conscience de soi-même. On est pauvre parce qu’on n’est pas conscient.

Entretien réalisé par Oumar L. OUEDRAOGO
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