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La grève des magistrats vue par Maître Arnaud OUEDRAOGO

samedi 5 mars 2016.

 

Le présent article saisit l’occasion de la grève des magistrats, résultat de longues années de promesses non tenues, pour revisiter le destin de la justice burkinabè en mettant en lumière le nœud complexe d’interactions qui est en jeu.

La justice face aux soubresauts politiques

La justice est sortie très éprouvée des soubresauts politiques qu’a connus le pays depuis des décennies. Sous la Révolution, diverses brimades ont été commises au nom de l’idéal de « justice populaire » : suppression de la profession d’avocat, affectations arbitraires et radiations de magistrats. Sous le régime de la Rectification, les réformes de la justice ont été largement capturées par le « désir d’éternité ». Ainsi s’explique l’arrêté anticasseurs, unique au monde, édicté au lendemain d’une grève, et qui instituait un quota dans l’avancement des magistrats, faisant ainsi planer l’épée de Damoclès. Il a fallu l’insurrection populaire pour mesurer combien l’initiative politique est décisive dans le dénouement des procédures. Il reste maintenant à faire observer par les autorités politiques, l’obligation de neutralité que commande la séparation des pouvoirs. Lorsqu’elles sont interrogées sur les affaires de justice, les autorités politiques seront bien inspirées de reprendre la formule devenue sacramentelle : « je n’ai aucun commentaire à faire sur une décision de justice ». On commence à comprendre enfin que tenter de contrôler politiquement le cours de la justice, c’est la meilleure manière de compromettre l’issue des procédures.

La justice face à la police

Au Burkina, la police judiciaire est exercée par les commissariats de police et les brigades de gendarmerie sous la direction des autorités judiciaires. Mais le dénuement de ces services est si criard qu’on se demande par quel jeu d’irresponsabilité l’on en est arrivé à désinvestir autant sur la sécurité collective : des services d’enquête sans menottes, sans armes, sans cellule de garde à vue, sans moyens de locomotion ni de communication téléphonique. Pour échapper à cette triste réalité, les citoyens se consolent par leur série télévisée préférée qui présente les scènes de la vie d’un commissariat aux méthodes rudimentaires et au véhicule poussif. C’est dans ce contexte que s’est invité le récent débat sur les « brigades d’autodéfense » que l’autorité politique tente de justifier par un argument qui sonne comme un aveu d’impuissance.

Le ministre face à la prison

« Un porte-parole du gouvernement devenu porte-parole des détenus ! », voilà comment une télévision a cru bon de présenter un ancien ministre en détention. On ne saurait expliquer ce qu’était allée chercher une caméra dans les locaux de la maison d’arrêt, mais on sait au moins qu’il ne faut pas attendre de perdre le pouvoir avant d’entendre les appels pressants pour l’humanisation des lieux de détention sans y voir un prêche en faveur d’une « prison trois étoiles ».

La justice face au justiciable

La satisfaction du justiciable doit demeurer l’alpha et l’oméga du service public de la justice. C’est tout le paradigme du management des juridictions qui doit être revu pour prendre en compte le justiciable dans la spécificité et la complexité de ses attentes. Le justiciable burkinabè est pauvre, illettré et mal informé sur les procédures, de sorte que l’accueil et l’assistance sont incontournables pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice. Le justiciable burkinabè reste fortement attaché au droit coutumier, au point que « bien juger » ne suffit pas pour assurer la légitimité du jugement rendu, le juge ne pouvant échapper au procès fait à la loi elle-même. On ne s’explique donc pas pourquoi les mécanismes traditionnels de règlement amiable des litiges restent absents de la réflexion globale sur l’accès à la justice.

La justice face aux médias

Le sujet de la justice est devenu un véritable enjeu de communication politique. Alors qu’elle n’a jamais appris à communiquer, la justice doit faire face à ceux que l’on nomme les « nouveaux acteurs ». Mais la présence des juges dans les réseaux sociaux n’est pas sans soulever des objections éthiques, eux qui doivent s’imposer la « vertu de distance » selon le mot du juge Antoine GARAPON. La justice est mal armée pour entrer en concurrence avec les acteurs politiques et sociaux dans un monde où la parole n’est plus d’argent et le silence n’est plus d’or. Il s’agit de trouver le juste équilibre entre l’obligation de réserve, et le besoin de se faire connaître dans sa quotidienneté, pour échapper au piège de la communication de crise.

La justice face à l’espace

La justice burkinabè est dans un « non-lieu  » tant ses moyens sont dérisoires et son espace inexistant. On attend toujours la reconstruction du palais de justice de Bobo Dioulasso à la hauteur des ambitions du nouveau régime politique : un bâtiment moderne et futuriste, conforme aux spécifications de l’architecture judiciaire. Il faudra aussi reconstruire la Cour d’appel de Ouagadougou qui s’effrite lentement, et mettre fin à l’éparpillement des services judiciaires qui déroute tant le justiciable. Il faudra enfin moderniser les outils de travail et amorcer l’informatisation des services pour conquérir de nouveaux espaces virtuels.

La justice face à elle-même

Les magistrats auront beaucoup à gagner à faire en sorte que leur « unité d’action » retrouvée soit un puissant cadre de mobilisation autour des valeurs. La justice doit réhabiliter le mérite dans son système de promotion. Elle doit défendre collectivement et individuellement son indépendance. Elle doit se faire mieux entendre sur ce qui touche aux libertés et à la défense des droits. La justice ne doit plus figurer au classement des institutions les plus corrompues. La justice doit résister aux pressions populistes.

Le ministre de la justice face aux magistrats

Le ministre de la justice est une figure paradoxale dans l’architecture institutionnelle. Il doit à la fois s’inscrire dans la « solidarité gouvernementale » et servir de rempart contre les atteintes à l’indépendance de la justice. Pour enjamber les contradictions de sa fonction, le magistrat devenu ministre de la justice trouvera refuge dans sa fidélité de conviction et sa force de caractère. Le parti de la justice restera toujours le meilleur parti.

Maître Arnaud OUEDRAOGO
Avocat
Expert en Evaluation et réforme des systèmes judiciaires



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