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Daniel Kablan Duncan : Métamorphose d’un vice-président en électron libre (1ère partie)

Publié le mardi 21 juillet 2020 à 13h35min

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Daniel Kablan Duncan : Métamorphose d’un vice-président  en électron libre (1ère partie)

A quoi peut bien penser un vice-président de la République qui a occupé le poste de Premier ministre à deux reprises sous deux présidents de la République différents ; plus encore deux présidents de la République qui ont été, et demeurent, des adversaires politiques ? Il faudra sans doute attendre longtemps avant que Daniel Kablan Duncan ne donne sa réponse à cette question.

Bras droit de Alassane D. Ouattara à la Primature de 1990 à 1993 , Premier ministre de Henri Konan Bédié de 1993 à 1999, Premier ministre de Ouattara de 2011 à 2017, vice-président de la République depuis, Kablan Duncan a présenté sa démission à Ouattara le 27 février 2020. Et le chef de l’Etat l’a acceptée le 8 juillet 2020.

Kablan Duncan évoque des « raisons de convenance personnelle ». Mais les commentateurs ne manquent pas de faire remarquer que la lettre de démission du vice-président de la République coïncide avec la décision du chef de l’Etat de faire du Premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, son successeur à la présidence de la République quand celle-ci, pensait-on, était réservée à un PDCI.

Le titre est significatif : vice-président de la République de Côte d’Ivoire. Une fonction que Félix Houphouët-Boigny avait instituée, avant de la supprimer, et sans jamais y nommer un titulaire. Mais la Constitution du 8 novembre 2016, qui l’a remise au goût du jour, ne lui consacre que deux articles : le 78 et le 79 (le 80 rappelle que le vice-président est élu en même temps que le président) alors que plus d’une vingtaine sont consacrés au président de la République. Le vice-président de la République « agit sur délégation », « supplée » et peut se voir « déléguer la présidence du Conseil des ministres sur un ordre du jour précis ». Numéro deux mais « délégué ». Autant dire pas grand-chose !

Autant dire, du même coup, que le vice-président a du temps pour penser ; et penser, justement, qu’il est en réserve de la République. Kablan Duncan pouvait le penser… ! Numéro deux et délégué, il l’avait été, déjà, de 1990 à 1993. Numéro deux non pas de la République mais du gouvernement. Et il en était devenu le numéro un de 1993 à 1999 ; il pouvait même penser être autre chose si quelques militaires n’avaient pas choisi de mettre à bas le régime Bédié.
Ce passé explique sans doute le présent. Retour donc sur un parcours atypique qui couvre trois décennies.

Originaire du centre de la Côte d’Ivoire, Daniel Kablan Duncan appartient au groupe N’Zima (comme l’ancien président ghanéen Kwame Nkrumah). Né le 30 juin 1943 à Ouellé, dans la sous-préfecture de Daoukro, à environ 320 km au Nord d’Abidjan, il va décrocher son bachot, série « math-élem » en 1963, et rejoindre une prépa au lycée Michel de Montaigne à Bordeaux. C’est en France qu’il poursuivra ses études supérieures au sein de l’Institut commercial de Nancy, pas la plus prestigieuse des écoles de commerce française mais elle assurait une formation opérationnelle. Il en sortira avec le titre d’ingénieur commercial et poursuivra sa formation au sein de l’Institut de commerce international de Paris (1968-1970).

De retour en Côte d’Ivoire, il sera nommé sous-directeur des interventions et des relations économiques extérieures au ministère des Affaires économiques et financières (le ministre était alors Henri Konan Bédié). Il passera, par la suite, en 1973-1974, six mois au FMI à Washington, en qualité de Special Appointe ; il y fera la connaissance d’Alassane D. Ouattara qui y était économiste depuis 1968. Il rejoindra, ensuite, la BCEAO où en douze ans, de 1974 à 1986, il sera successivement sous-directeur, chef du service des études, adjoint au directeur national, Lamine Diabaté (l’époux de Henriette Dagri Diabaté, figure emblématique du RDR).

En octobre 1986, Kablan Duncan sera nommé directeur général de la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS) où il aura du mal à trouver ses repères. Ce sera une escapade de peu de temps hors de la banque centrale puisqu’il obtiendra, après une courte traversée du désert, le poste de directeur central du patrimoine et de l’informatique (mars 1989) au siège central de la BCEAO à Dakar. C’est Ouattara, nommé gouverneur de la BCEAO le 27 octobre 1988, qui le fera venir dans la capitale sénégalaise ; il appréciait, disait-on, son sens de la rigueur.

Quand Alassane D. Ouattara sera nommé, le 18 octobre 1990, président du Comité interministériel chargé de la mise en œuvre du programme d’ajustement économique et social de la Côte d’Ivoire, il demandera et obtiendra le remplacement de Moïse Koumoué Koffi, ministre de l’Economie et des Finances, par… Daniel Kablan Duncan le 5 juillet 1990.Promu Premier ministre, Ouattara composera son gouvernement le 30 novembre 1990 ; Kablan Duncan en sera le numéro deux : ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé de l’Economie, des Finances, du Commerce et du Plan. Le ministre de l’Economie et des Finances n’était autre, alors, que Ouattara.

Négociations avec le FMI et la Banque mondiale, relance de la coopération bilatérale (notamment avec la France), débat sur la dévaluation du franc CFA, privatisations, polémique avec Henri Konan Bédié (alors président de l’Assemblée nationale) sur ces privatisations, fronde de l’opposition menée par Laurent Gbagbo, tensions sociales et politiques… Ouattara était alors sur tous les fronts, d’autant plus omniprésent que la santé du « Vieux » déclinait et qu’il allait être, longuement, absent du pays.

Duncan Kablan, quant à lui, s’exprimait peu et allait, longtemps, refuser entretiens et même discussions informelles. Son premier show médiatique, il le fera « face à la presse », le jeudi 24 octobre 1991. En 1993, à l’occasion des « Journées ivoiriennes », qui se dérouleront dans plusieurs grandes villes françaises, il acceptera quelques entretiens avec la presse panafricaine. La rumeur bruissait, en ce temps-là, qu’il pourrait prendre la suite de Ouattara à la primature ; il était alors une relation de vingt ans de Ouattara et, cependant, restait proche de Bédié. On disait que cet homme « peu enclin à la publicité et au tapage […] incarnerait une continuité indéniable ». Mais Kablan Duncan, lui, s’en tenait strictement aux questions économiques et financières. Rien d’autre. Surtout pas l’once d’une ambition « politique ».

Le « Vieux » va mourir le mardi 7 décembre 1993. Henri Konan Bédié accèdera au pouvoir. Alassane D. Ouattara et son gouvernement cesseront leur activité le jeudi 9 décembre 1993. Deux jours plus tard, le 11 décembre 1993, Kablan Duncan sera nommé Premier ministre. Il se rendra aussitôt chez Ouattara pour « l’informer des conditions dans lesquelles il souhaite conduire l’action de son gouvernement ». La cérémonie de passation de service aura lieu le 17 décembre 1993/ Kablan Duncan y rendra un « hommage appuyé » à son prédécesseur dont il soulignera « la maîtrise des dossiers » et saluera « l’autorité naturelle ». Il rappellera aussi son action, autrefois, à la tête de la BCEAO : « C’est sous votre impulsion qu’ont été élaborées les très importantes réformes de politique monétaire qui ont rompu avec des mécanismes, sans doute, trop rigides ». Il dira encore que Ouattara a été « l’initiateur des grandes réformes actuelles de l’économie nationale », réformes dont Kablan Duncan entendait assurer « la poursuite et l’approfondissement », souhaitant, dans cette tâche, pouvoir compter « sur l’expérience et le concours » de son prédécesseur.

A l’instar de Ouattara, Kablan Duncan gardera la main sur l’économie, les finances et le plan. D’autant plus que le franc CFA avait été dévalué essentiellement pour répondre aux besoins de relance de l’économie ivoirienne. S’il n’abandonnera pas le terrain économique pour celui de la politique, il nuancera le bilan de son prédécesseur. « [Son] programme, dira-t-il lors de sa déclaration de politique générale devant les députés, s’il a renforcé les structures économiques de notre pays, n’a pas pu à lui seul, rétablir l’objectif premier de notre politique, le retour à une croissance suffisamment forte pour permettre une évolution positive du revenu par habitant ». Fraternité Matin (mercredi 23 mars 1994) se posera dès lors la question : Kablan Duncan, positionné sous Ouattara comme l’homme du « langage de la vérité et de la rigueur », aurait donc « un brin de doute quant aux résultats escomptés » ?

Le vendredi 10 juin 1994, Kablan Duncan sera « face à la presse » ; en référence aux « dragons d’Asie », il évoquera un « éléphant d’Afrique » capable de « résister efficacement et victorieusement aux différentes turbulences et bourrasques économiques ». Pas un mot sur la situation politique. Et la perspective de la présidentielle 1995 ne changera rien à l’affaire. Il le dira (Jeune Afrique du 8 juin 1995) : « La politique pour la politique ne présente aucun intérêt. L’économie me semble aujourd’hui plus déterminante pour nos pays. Si la croissance revient, nous trouverons la solution aux problèmes de nos populations ».

Le lundi 2 octobre 1995, à quelques jours du lancement de la campagne pour la présidentielle et alors que les manifestations des partis de l’opposition sont durement réprimées, causant des morts, Kablan Duncan ouvrira le forum « Investir 1995 » devant le gotha des affaires africaines et internationales. Mais, jamais, dans son bilan des réformes économiques entreprises par la Côte d’Ivoire – notamment l’ambitieuse politique de privatisations – il n’évoquera le nom de Ouattara.

La présidentielle 1995 va changer la donne : Bédié l’emportera sans problèmes l’opposition ayant boycotté le scrutin ; et avec un quinquennat devant lui, il se sentira pousser des ailes.

L’amélioration de la situation économique, qui résultait de la dévaluation du franc CFA et de l’injection massive de financements de « soutien », n’aura pas d’effets sociaux tandis que la réforme constitutionnelle (« Texte destiné à maintenir une clique au pouvoir », dira Alassane D. Ouattara) va recréer de la tension politique alors que la présidentielle 2000 se profilait à l’horizon. « L’éléphant d’Afrique » avait bien du mal à tenir sur ses pattes. Daniel Kablan Duncan était alors trop honnête intellectuellement pour nier la réalité ; cependant, pour être dans l’air du temps (celui de « l’ivoirité »), il ne manquera pas de trouver une explication exogène à ces difficultés. « Les données statistiques, dira-t-il en août 1997, sont connues : la Côte d’Ivoire a un taux de pauvreté relative qui avoisine 33 % et un taux de pauvreté absolue de 10 %. Et pour parler tout à fait clairement, plus de la moitié de ces pauvres, surtout en zone urbaine, sont issus de la population émigrée. Malgré notre prétendue pauvreté, nous continuons d’attirer les migrants de toute la sous-région ».

Conscient qu’il ne suffisait pas de faire de la « bonne économie » si, dans le même temps, on ne faisait pas de la « bonne politique » – or le régime Bédié ne faisait ni l’une ni l’autre – pour donner satisfaction à l’ensemble de la population, Kablan Duncan prendra ses distances et cessera toute communication avec la presse. La formation du gouvernement le 10 août 1998, marquera la rupture. Kablan Duncan sera reconduit à la Primature mais, désormais, l’économie et les finances étaient confiées à Niamien N’Goran. Le PDCI menait alors campagne contre Ouattara : « un intrus et un imposteur » qui allait prendre la présidence du RDR à la suite de la mort de son président-fondateur Djeny Kobina.

La suite est connue. Les dérives du régime Bédié vont s’accentuer et le 24 décembre 1999 il tombera sous la pression de quelques bidasses. Le lundi 27 décembre 1999, en compagnie de deux ministres de son gouvernement et de leurs familles, Kablan Duncan va être exfiltré par l’armée française vers Lomé avant de rejoindre Paris. Il ne reviendra en Côte d’Ivoire que le 5 novembre 2000, au lendemain de la victoire de Laurent Gbagbo à la présidentielle. Puis ce sera une quasi disparition de la scène politique ivoirienne pendant dix ans.

(à suivre)

Jean-Pierre Béjot
La Ferme de Malassis (France)
18 juillet 2020

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