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Crise entre Google et Huawei : « Je ne pense pas qu’il faudra jeter les téléphones Huawei », rassure Issoufou Seynou, ingénieur télécoms

Publié le jeudi 23 mai 2019 à 22h46min

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Crise entre Google  et Huawei : « Je ne pense pas qu’il faudra jeter les téléphones Huawei », rassure Issoufou Seynou, ingénieur télécoms

Dans quelques semaines, si la pression de l’Administration américaine sur certaines compagnies ne baisse pas, Huawei, le géant des télécoms chinois, devra se passer des services de Google, comme le système d’exploitation Android qui fait tourner ses téléphones. Pourquoi une telle guerre commerciale et technologique impitoyable ? Quelles seront les conséquences sur les utilisateurs ? Nous avons interrogé Issoufou Seynou, ingénieur Télécoms, consultant en gouvernance, régulation et politique des Technologies de l’information et de la communication (TIC).

Sous l’injonction des Etats-Unis, Google va interdire l’utilisation de certains de ses services par Huawei ; comment avez-vous accueilli cette nouvelle ?

Avant de venir à la question proprement dite, présentons succinctement ces deux entreprises en conflit :

• Google LLC est une entreprise américaine de services technologiques fondée en 1998 dans la Silicon Valley, en Californie, par Larry Page et Sergey Brin, créateurs du moteur de recherche Google. Elle est une filiale détenue à 100% par l’entreprise américaine Alphabet depuis 2015. Quelques chiffres clés : Effectif 85.050 (Q1 2018), CA 136 Milliards de dollars (2018) soit environ 79 761 Milliards de FCFA

• Huawei Technologies Co. Ltd. est une entreprise chinoise fondée en 1987 et qui fournit des solutions dans le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC). Son métier historique est la fourniture de réseaux de télécommunication aux opérateurs mais aujourd’hui l’entreprise fournit également des solutions numériques en terminaux, réseaux et cloud. Quelques chiffres clés : Effectif 188 000 (2018), CA 105 milliards de dollars (2018) soit environ 61 586 Milliards de FCFA.

Pour revenir à la question, j’ai suivi avec une grande attention les décisions de l’administration Trump plaçant Huawei le géant des télécommunications de la Chine sur une liste noire.

Cela a été surprenant, car c’est vraiment la première fois dans le secteur du numérique qu’une entreprise d’une telle envergure soit touchée de plein fouet par une guerre commerciale entre deux Etats, affectant du même coup des millions d’utilisateurs à travers le monde en ignorant littéralement les accords et les arrangements entre ces deux entreprises. Le problème ne se limite pas seulement à Google car les fabricants de puces et de microprocesseurs, notamment Intel Corp., Qualcomm Inc., Xilinx Inc. et Broadcom Inc., ont annoncé ne plus fournir leurs produits à Huawei jusqu’à nouvel ordre.

En plus du système d’exploitation Android, les entreprises américaines de composants électroniques vont priver Huawei et ses affiliés de composants essentiels dans la fabrication de ses smartphones. Cela ne sera pas sans conséquence sur le chiffre d’affaires de ces mêmes entreprises américaines et quand on sait que les IPhones de Apple sont montés en Chine et que le marché chinois représente environ 30% du marché global de cette entreprise californienne. Huawei est le 2ième plus grand fournisseur de smartphone derrière SAMSUNG et Apple qui est 3ième au niveau mondial.

En quoi consiste précisément cette mesure de Google contre Huawei ?

Google est propriétaire d’un système essentiel utilisé dans les smartphones de Huawei. Ce système est appelé système d’exploitation Android qui est un ensemble de programmes qui dirige l’utilisation des ressources du smartphone (musique, radio, photo, accès au réseau internet, écran, etc.).

Utilisons l’analogie avec le taxi et le taximan pour faciliter la compréhension de ce que c’est qu’un système d’exploitation. Si un taxi est le smartphone, alors le système d’exploitation sera le taximan. C’est bien lui qui maîtrise et dirige les ressources du taxi (Démarrer, accélérer, écouter la musique, écouter la radio, etc.).

Google a donc décidé de priver Huawei de son système d’exploitation Android et de sa suite d’applications composée de Gmail, Google Maps, YouTube, etc.

Il est question de 5G qui serait l’enjeu principal de cette guerre ; qu’est-ce que la 5G et que va-t-elle changé dans les télécommunications ?

En effet beaucoup de personnes pensent que cette guerre commerciale en toile de fond concerne la technologie 5G avec les manœuvres des américains pour rendre difficile son lancement car Huawei a pris de l’avance sur ses concurrents. La raison avancée par Washington est le problème d’espionnage des géants des télécommunications de la Chine.

La 5G est la cinquième génération de standards (normes) pour la téléphonie mobile qui conjugue à la fois la mobilité, l’ultra haut débit et un temps de latence (temps de réponse) faible. Il est important de souligner que la technologie mobile a démarré dans les 1980 avec la 1G, ensuite elle est passée à la 2G dans les 1990, la 3G est apparue dans les années 2000, la 4G dans les années 2010 et maintenant la 5G qui compte être disponible sur le marché à partir de 2020. Avec un débit pouvant atteindre les 100 gigabits par seconde, la 5G est supposée être 100 fois plus rapide que la 4G. Les enjeux pour cette technologie sont énormes.
Les changements que la technologie 5G va apporter aux télécommunications peuvent s’analyser suivant trois axes :

• Infrastructure
On a longtemps parlé d’autoroutes de l’information et la convergence des technologies de communication, avec la 5G elles sont là. Tout va tourner autour du protocole IP (voix, données, multimédia, objets connectés). Cette technologie aura la capacité de prendre en charge absolument tout, des véhicules autonomes aux robots chirurgicaux, en passant par les dispositifs de réalité virtuelle augmentée, les drones, l’Internet des Objets ou IoT (Internet Of Things) et, plus généralement, toutes les communications mobiles seront couvertes par une nouvelle bande passante située entre 6 Ghz et 300 Ghz. Une partie de cette bande sera sous licence, mais une grande partie libre.

Avec cette technologie, l’infrastructure physique pourra être séparée de l’infrastructure logique ou virtuelle avec la possibilité de mettre en place un type de réseau SDN (Software Dynamic Networks ce qui signifie réseau programmable) qui va de pair avec le « Network Slicing » qui consiste à découper virtuellement un réseau pour mieux répondre aux besoins spécifiques de différents secteurs d’activité. Il sera possible avec la technologie 5G de créer plusieurs opérateurs à partir d’un opérateur, un opérateur d’opérateurs ou la mutualisation de ressources ou fonctions critiques par plusieurs opérateurs.

• Economie
L’entreprise IHS Markit, a estimé à plus de 12.000 milliards de dollars le potentiel de la 5G dans l’économie mondiale en 2035. L’entreprise a étudié plusieurs secteurs en mesure de bénéficier de cette technologie dont l’automobile, la santé, les télécoms, l’agriculture, forêt et pêche etc. Nous comprenons aisément les convoitises et la guerre que se livrent les géants du numérique, c’est une course planétaire. Selon l’Union Internationale des Télécommunications, l’estimation faite par la commission européenne sur le déploiement de la 5G dans les 28 Etats membres coûtera 56 Milliards avec des retombées de 113 milliards d’euro et 2,3 millions d’emplois.

• Règlementation
Il serait important déjà de commencer réflexion sur le cadre réglementaire et politique pour l’adapter au nouvel environnement technologique et du marché. De la nature même de ce réseau, la neutralité du Net sera un casse-tête et il faudra ajouter aux possibilités de mutualisation, la mutualisation de réseaux, c’est-à-dire dans une zone ou un concurrent n’a pas de réseaux de pouvoir emprunter pleinement le réseau d’un concurrent. La gestion et l’optimisation du spectre radioélectrique devra avoir une importance plus grande surtout avec la cohabitation de bandes sous licences et des bandes libres. Les enjeux concurrentiels seront un autre axe important dans cette nouvelle configuration avec l’arrivée certaine de nouveaux acteurs.

Quelles sont les conséquences techniques d’une telle mesure ?

Les conséquences techniques d’une telle décision c’est le fait de dépouiller l’offre de Huawei d’une fonctionnalité, une partie essentielle à son fonctionnement, dévaluant du même coût son produit.

L’autre conséquence dans le moyen et long terme, concerne les applications tierces. Car à mesure que Google met à jour Android, les centaines de millions d’applications proposées sur son App Store le sont également, les développeurs souhaiteront les voir rester compatibles. Or, ces mises à jour des applications engendreront de facto une obsolescence des appareils qui ne disposeraient pas des dernières mises à jour d’Android, avec à terme des applications tout simplement incapables de fonctionner ou exposés à de sérieux problèmes de sécurité.

Quelles sont les répercussions pour les utilisateurs, précisément dans les pays comme le Burkina ? Faut-il jeter les téléphones Huawei ?

Au niveau du marché chinois, la situation n’est pas alarmante car les applications Google (Mails, Maps, YouTube, ...) avaient été interdites et remplacées par des solutions d’acteurs locaux chinois. Mais ces applications restent importantes sur les marchés hors de la Chine, comme dans les pays d’Europe et d’Afrique comme le Burkina Faso.

A travers les différentes communications de Huawei et de Google, si vous possédez un smartphone ou terminal de marque Huawei ou que vous planifiez d’en acheter un (provenant du stock actuel disponible dans le monde), le conflit entre les deux géants ne devrait pas avoir un impact majeur sur l’utilisation de votre outil mobile au quotidien dans le court terme. Mais en ce qui concerne les futurs modèles de smartphones de Huawei, le problème reste entier.

Faut-il jeter les smartphone Huawei ? Je dirai non. Je ne pense pas qu’il faille jeter les téléphones Huawei car une entente reste toujours possible. Dans le cas contraire Huawei mettra en place son propre système d’exploitation dans des délais raisonnables. Des entreprises comme Huawei ont forcément un plan B.

A votre avis quelle sera la réaction de Huawei face à une telle mesure ?

A mon avis, dans un premier temps, le groupe Huawei va sans doute faire appel de cette décision, et les gouvernements américains et chinois vont tenter de trouver une issue à ce conflit. A voir de près, cette décision politique n’arrange aucune des deux entreprises ;
Si le bras de fer se poursuit, Huawei n’aura pas d’autre choix que de promouvoir ou développer son propre système d’exploitation comme l’a fait Apple avec l’iOS ou encore se rabattre dans un premier temps sur l’Android Open Source Project (AOSP), la version du logiciel d’exploitation de Google en logiciel libre. Avec cette dernière solution, il n’y aura pas de pré- installation des applications Google (Mails, Maps, YouTube, ...) sur ses smartphones.

Huawei s’est fait entendre par la voix de Ren Zhengfei, le fondateur milliardaire du géant chinois. Le groupe chinois ne semble pas être surpris de la décision américaine et se dit prêt pour mettre en place son plan B et gagner son autonomie. L’option de développer une solution maison concurrente de Android et iOS serait déjà en cours depuis des mois chez Huawei. La difficulté que je perçois ici c’est de pouvoir convaincre les développeurs de proposer des applications dans un nouvel environnement. On se rappelle que Microsoft et BlackBerry ont mordu la poussière sur ce plan.

Le plus compliqué sera de convaincre les développeurs de proposer des applications dans un nouvel environnement. Sans cet environnement, un smartphone a beaucoup moins d’intérêt. Un avantage important de Huawei, c’est qu’elle représente 25% des ventes de smartphones sous Android. Si Huawei est obligé de se passer de l’Android, Google risque d’être la première victime de cette décision de l’Administration américaine.

Visiblement l’entreprise chinoise s’est préparée pour parer à d’éventuelles sanctions sur le plan semi-conducteurs en créant une filiale Hisilicon Technology Co., Ltd spécialisée dans les semi-conducteurs. La société a également des filiales à Pékin, Shanghai, dans la Silicon Valley (Etats Unis) et en Suède.

Quelles sont les leçons d’une telle guerre technologique et commerciale pour nos pays ?

La première leçon que je retiens de cette guerre technologique et commerciale pour nos pays c’est d’œuvrer à une souveraineté technologique parce que nous sommes fortement dépendant de l’extérieur sur le plan du financement, de la technologie et de l’expertise. Le bras de fer entre la Chine et les Etats Unis ne se limitent pas au volet logiciel (l’Android) comme discuté dans les questions précédentes mais aussi aux semi-conducteurs auprès de plusieurs géants de la Sillicon Valley. Il est indispensable pour nos pays de créer des conditions favorables pour le développement de solutions locales adaptées afin de réduire la forte dépendance, sinon il suffit d’une simple décision pour mettre notre industrie du numérique compétemment à terre.

La deuxième leçon concerne la sécurité de nos pays avec la 5G (objet de ce bras de fer entre ces deux puissances) combinée à l’intelligence Artificielle, à l’Internet des Objets et la robotique. Cette technologie n’est ni plus ni moins qu’une puissante arme stratégique qui pourra fragiliser nos pays si nous ne prenons pas au sérieux les risques potentiels et les menaces qui pointent à l’horizon.

La troisième leçon c’est de comprendre qu’au-delà des aspects technologiques et commerciaux, la technologie 5G est une puissante arme de domination. Nos vies seront envahies et exposées par des milliers d’objets connectés capable de collecter des informations et données les plus stratégiques à notre insu. Cette technologie est une révolution mais aussi une grande menace pour nos vies privées, nos savoirs, notre sécurité et souveraineté nationale. Les enjeux économiques, technologiques, sécuritaires et militaires sont énormes.

La quatrième leçon concerne la nécessité pour nos pays de s’unir sur le plan technologique pour peser et défendre nos intérêts en mutualisant nos efforts et nos ressources au niveau de la sous-région pour combler notre retard. Nous avons le devoir de repenser nos relations indépendamment de toute ingérence extérieure et travailler intelligemment ensemble. Dans le cas contraire nous serons exclus du débat et subirons les conséquences de ces guerres sans pouvoir nous défendre.

Entretien réalisé par C. Paré
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