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Chirac, notre Houphouët

Publié le jeudi 11 décembre 2003 à 11h47min

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Jacques Chirac tourne de plus en plus au président africain, aux deux sens du terme : sa vieille passion pour l’Afrique l’habite, l’envahit et parfois l’aveugle, comme on vient de le constater avec ses déclarations incongrues de Tunis sur la démocratie.

Il aime tant le continent le plus déshérité, il connaît si bien chacun de ses chefs d’Etat, depuis si longtemps, il est si familier des dossiers africains, de la géographie tribale, des moeurs politiques, de la fragilité économique, de la misère et de la famine, de la sauvagerie des guerres civiles qui, sans interventions extérieures risquent toujours de déboucher sur d’abominables génocides, qu’il en finit presque par s’identifier à ces présidents rarement démocrates.

Il veut aider l’Afrique, il la regarde avec les yeux d’un père blanc d’autrefois, chaleureux, averti, paternel, pénétré de sa mission tutélaire. La démocratie ? Elle viendra un jour, avec les conseils de la France quand la croissance aura suffisamment progressé. La doctrine Chirac pour l’Afrique, c’est le développement en deux temps, économique d’abord, politique plus tard, et le tout si possible en français.

Avec son caractère et ses convictions, Jacques Chirac aurait pu faire, en d’autres temps, un valeureux officier des affaires indigènes ou un énergique gouverneur général des colonies. Président africain, il l’est aussi d’une tout autre manière, surtout depuis le début de son deuxième mandat : il devient peu à peu notre Houphouët- Boigny tricolore. Comme le fut le Président fondateur de la République de Côte-d’Ivoire (qui avait été auparavant un ministre français), Jacques Chirac se métamorphose progressivement en Président doyen, avec ce que cela comporte d’expérience accumulée, de ruses infinies, de gestion attentive du temps, de patience et de résolution.

Au sein de l’Union européenne, il est bien entendu le plus ancien. Seul Président de la République à siéger au Conseil européen parmi des chefs de gouvernement, il est aussi devenu, les années passant, l’aîné qui était là depuis déjà longtemps lorsque les Premiers ministres qui l’entourent aspiraient encore au pouvoir. Des crises européennes, il en a vécu et déclenché plus que tous ces jeunes voisins de table réunis. Cela lui vaut un statut un peu spécial, celui du grand-oncle toujours vert des conseils européens, dont on redoute les colères jupitériennes, les refus irrités, les marchandages parfois abrupts, voire triviaux, mais aussi l’autorité et cette fermeté d’airain des vétérans de cent combats : comme ce fut justement le cas de Félix Houphouët-Boigny au coeur du continent noir.

Ce n’est évidemment pas son seul point commun avec celui qui fut le plus influent des présidents africains. Dans l’exercice de ses fonctions, il en partage aussi plus d’une facette. Par exemple avec le dédoublement méthodique de son pouvoir : il se réserve ce qui rassemble, il délègue ce qui divise. La politique internationale, valorisante et consensuelle, reste son apanage. Sur la scène mondiale, il est la France comme Houphouët-Boigny fut la Côte-d’Ivoire, parce que la Constitution l’y invite, parce que son intérêt, sa passion, son hubris le veulent. Il y faut la durée, la vigueur, une rusticité mi-voulue mi-subie dans l’expression et, là encore, l’expérience amassée, les réseaux inlassablement entretenus, les amitiés, les services, les complicités.

De même, tout ce qui incarne le rassemblement doit par principe rester présidentiel. C’est ce qui a empêché la Côte-d’Ivoire de se déchirer à l’époque d’Houphouët, c’est ce qui chemine à travers l’intégration et la laïcité. En revanche, la gestion des conflits, le risque des réformes, voilà la vocation du Premier ministre. Il n’est pas seulement le bouclier, il doit être la cible. Au chef du gouvernement, la destinée sacrificielle, au Président, les privilèges et les statuts de l’homme au-dessus des lois. A Abidjan comme à Paris, à l’époque d’Houphouët-Boigny comme au temps de Jacques Chirac, le chef du gouvernement est vulnérable, le chef de l’Etat est intouchable. Il l’est juridiquement, politiquement et pratiquement.

Dans les palais présidentiels, à l’Elysée comme à Yamoussoukro, vivent des personnages mythiques auxquels ne s’appliquent pas les lois des mortels ordinaires. Ils sont les chefs charismatiques, les élus du peuple, les souverains sans couronne. L’argent n’est pas leur ambition. A leurs yeux, c’est le moyen privilégié, pas une fin en soi, quelque chose comme un véhicule aussi prosaïque que confortable.

Par contre, le pouvoir, lui, est la quintessence de toute chose, le sel de la vie, le ressort suprême. Impossible de s’en défaire, même s’il faut, pour le conserver, employer des moyens que la morale réprouve : il est le Graal, la couronne invisible. On en prête des bribes, on en conserve la clé : chaque nomination, chaque décision significative, pari, défi ou repli, doit venir du président inamovible. Le secret, ce n’est pas seulement cette quasi-virilité de la puissance, ce n’est pas l’opiniâtreté, c’est la durée. Elle contraint à marier une part de radical socialisme avec une part de bonapartisme.

Mais, surtout, elle apprivoise le temps, comme l’a fait François Mitterrand, le modèle commun de Félix Houphouët-Boigny et de Jacques Chirac. Celui qui, à peine intronisé, méditait déjà son prochain mandat.

Par Alain DUHAMEL

www.liberation.fr (10/12/2003)

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