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Journal d’un vacancier de la justice

Publié le mardi 18 octobre 2016 à 03h30min

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Journal d’un vacancier de la justice

Le présent article fait un retour sur une folle année judiciaire marquée par tant de soubresauts. L’article scrute l’étrange destin du droit et de la justice dans la marche de la République, détricote les fils de la manipulation qui ourdissent les consciences citoyennes et pointe l’urgence d’une gouvernance de rupture.

1. Justice et diabolisation politique

Chaque régime politique croit devoir trouver son ennemi et son « axe du mal ». Ce savant procédé, qui se déploie principalement sur le territoire des médias, est décrit dans « La fabrication de l’ennemi » par Pierre CONESA et dans un document aux origines restées mystérieuses : « Armes silencieuses pour guerres tranquilles ». Assise sur le triptyque « juge-accusé-victime », la justice pénale constitue un terreau fertile pour la diabolisation politique. Mais la justice humaine juge l’homme et non le diable. Qui plus est, les lignes politiques de la diabolisation sont trop évanescentes : l’adversaire d’aujourd’hui peut devenir l’allié de demain.

On diabolise toutes les voix qui se démarquent des harangues populistes comme on a diabolisé ceux qui réclamaient l’autopsie des victimes de l’insurrection avant toute cérémonie funéraire – la « preuve scientifique ». La diabolisation opère aussi à l’envers, ceux qui sont appelés à répondre devant la justice n’hésitant pas à crier à la « chasse aux sorcières ». Finalement, l’alternance politique est le juge suprême, car la justice peut enfin compter avec le zèle des puissants du moment pour demander des comptes aux puissants d’hier.

2. Justice et diversion politique

Le débat sur le droit et la justice pourrait aussi servir à masquer les « vrais » problèmes de la société. Que l’on songe seulement au faux débat sur les brigades d’autodéfense, au faux débat sur l’incivisme routier par lequel on tente d’occulter la carence d’une politique de développement du transport urbain alors que chaque crevasse sur le bitume porte la marque de l’incivisme de l’élite politico administrative, ou au faux débat sur les libérations provisoires qui fait croire que la procédure pénale s’épuise dans des mandats d’arrêt. Que l’on songe encore à la tragicomique « affaire des directeurs généraux » par laquelle le gouvernement politique défère et transfère au « gouvernement des juges » ce qu’il aurait pu régler par lui-même. Que l’on songe enfin au faux débat sur la « nouvelle constitution ». On multiplie les lois pour mieux se consoler de la vacuité de l’esprit. On croit ainsi pouvoir tailler le portrait-robot du citoyen idéal dans le marbre de la loi plutôt que dans celui de l’école. On aime les lois mais on déteste la Loi. Cette « inflation législative » crée une instabilité et une insécurité juridiques finalement préjudiciables à l’autorité de la loi elle-même.

Que vaut la lettre de la loi là où l’« esprit de la loi » est absent ? Personne n’a attendu que la limitation de mandats présidentiels soit transcrite dans la constitution avant de s’opposer au tripatouillage de l’article 37. Ces faux débats occultent les problèmes urgents du développement, de la relance économique, du chômage de masse et de la faillite de l’école. Un million de candidats pour douze mille postes dans la fonction publique et cela ne suscite aucun débat national. Or, la pauvreté s’installe partout où la part de l’esprit est faible, et seule l’école élève l’esprit de l’homme. « Un jour viendra où l’on ne parlera plus que d’une seule chose : l’éducation ». Cette prédiction nietzschéenne tarde trop à se réaliser. Le Burkina Faso, « Terre des hommes », voilà ce qu’avait proclamé le colonisateur – toute une prophétie !

3. Justice et populisme

C’est dans le tard que l’ancien régime découvrira les vertus du populisme : « si la constitution ne l’interdit pas, alors pourquoi ne pas laisser le peuple décider ? ». Dans leur « Communiqué numéro 1 », même les putschistes prétendront agir « au nom du peuple » pour sauver la démocratie. Le nouveau régime aussi fera recours à son populisme de consolation : « nous ne nous sommes pas débarrassés du pouvoir des armes pour subir le pouvoir des juges » ; « la séparation des pouvoirs n’est pas la Grande Muraille de Chine ». Quant au régime de la Transition, il est né au milieu de la foule : « désormais, c’est ici à la Place de la Nation que se prendront les décisions importantes » ; « tous les dossiers pendants seront jugés avant la fin de la Transition » ; « des mandats d’arrêt seront lancés ».

Quand on demande aux autorités politiques de garder la circonspection sur les affaires judiciaires, ce n’est pas seulement pour les soumettre à la camisole de force de l’« obligation de réserve » ; c’est aussi parce que la justice se retourne étrangement contre ceux qui l’invoquent avec trop de zèle contre autrui. Mais nos politiciens sont de grands enfants ; ils n’apprennent jamais par la leçon mais toujours par la rançon. Sinon, ils prendraient à leur compte cet avertissement cher au policier des séries américaines : « vous avez le droit de garder le silence ; tout ce que vous direz pourrait être retenu contre vous ». En tous cas, la justice saura se défier du populisme, car elle cesse d’être juste quand elle devient populaire. Le mythe de la majorité triomphante est un « mythe de la caverne ».

4. L’urgence d’une gouvernance de rupture

On ne gouverne pas un « peuple insurgé » comme on gouverne un peuple qui ne se sait pas libre. Cette leçon est bien comprise dans un argument de campagne assez improbable lancé à des jeunes électeurs indécis : « je sais que si nous ne respectons pas nos promesses, vous nous renverserez comme vous avez renversé Blaise, n’est-ce pas ? ». Il s’agit maintenant d’œuvrer à exorciser le spectre de la défiance et de l’insubordination. Cela passe avant tout par le respect de la parole donnée. Seule l’autorité fondée sur la confiance est durable. A force de parjures, le discours politique pourrait devenir une « langue morte » à laquelle personne ne comprend rien. Et ici, Machiavel n’est pas bon conseiller : « un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus ». Il faut plutôt lui préférer Loisel : « on lie les bœufs par les cornes et les hommes par la parole ».

« Le Président n’a pas dit qu’il était un magicien ». Et pourtant, la magie est la marque des grands esprits, le caractère des leaders dont la vision perce le mur du doute et du désespoir. Que le Président et le Premier ministre redeviennent magiciens, car le développement se joue d’abord dans le champ magique de l’esprit avant de prendre corps dans la réalité quotidienne. Il faut vite anticiper ce qui arrive et garder à l’esprit que le thème central des campagnes électorales à venir sera celui de la « rupture ». Tout va se jouer autour du sens de ces mots sortis de la bouche du président déchu : « ils disent qu’ils peuvent faire mieux que moi ; s’ils réussissent, ils auront eu raison ».

Maître Arnaud OUEDRAOGO
Avocat
Auteur du Manuel juridique de la vie quotidienne

Titre d’emprunt

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Vos commentaires

  • Le 17 octobre 2016 à 17:07, par Jean-Marc Bonané En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Article de très belle facture. J’apprécie l’équilibre et la neutralité des analyses. Sans passion ni complaisance, toujours dans un dessein constructif. Je laisse à chacun d’apprécier. Bonne suite !

  • Le 17 octobre 2016 à 17:09, par Jean-Marc Bonané En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    "Car le développement se joue d’abord dans le champ magique de l’esprit avant de prendre corps dans la réalité quotidienne". Joliment dit !

  • Le 17 octobre 2016 à 17:18, par L’analyste En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Maître Arnaud,
    Continuez la mission d’éclairage des citoyens. C’est un long chemin mais c’est le seul chemin qui vaille d’être emprunté. Bon courage !

  • Le 17 octobre 2016 à 17:24, par Réfléchir vaut mieux En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Si les politiciens pouvaient écouter ceux qui leur parlent avec sincérité. Malheureusement ils préfèrent les flatteurs. Vraiment l’écrit là est bien analysé, très propre même. beaucoup de bons conseils pour ceux qui cherchent le bien de ce pays. Il est temps de prendre du recul pour analyser voir, est-ce que le chemin est bon et corriger le tir. Merci

  • Le 17 octobre 2016 à 17:35, par Ericson En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Maître Ouédraogo,
    Vous donnez de bons conseils aux gens du MPP qui peuvent encore se ressaisir. Mais les politiciens vont-ils écouter vos conseils ? C’est cela la vraie question ! Vous-même vous avez bien dit : "mais nos politiciens sont de grands enfants ; ils n’apprennent jamais par la leçon mais toujours par la rançon". Sinon sincèrement, l’article est profond de sens. Je dirai même très profond de sens. Qui lira verra ! Que Dieu bénisse le Faso.

  • Le 17 octobre 2016 à 17:51, par Jurisprudent En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Une très belle analyse sans complaisance, mais pleine d’objectivité et de vérités. Toutes mes félicitations à l’auteur, et vivement que cela interpelle plus d’un, afin que le changement à tous les niveaux soit enfin une réalité !

  • Le 17 octobre 2016 à 18:09, par astride En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Monsieur l’avocat,
    Je lis toujours avec le même intérêt vos articles. J’avoue que cet article-ci est particulièrement poignant parce qu’il touche l’esprit critique face aux discours politique. Si "qui de droit" pouvaient vraiment lire cet article, je suis sure qu’ils ne resteront pas indifférents. Vous avez écrit sans haine et sans rancœur et sans parti pris bien que le sujet est délicat. Je crois que cela est à votre honneur. Merci et félicitations !!!

  • Le 17 octobre 2016 à 19:44, par Rodrigue En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Article à lire et à relire. Plein de sagesse et de vision. Au Burkina c’est la capacité d’anticipation qui manque le plus. On perd trop de temps sur les futilités alors que le monde ne nous attend pas. Le vrai problème des régimes politiques, c’est la place de la camaraderie dans le partage du gâteau. Or les camarades ne disent jamais la vérité. Comme le dit si bien le Balai citoyen "il est grand temps de mettre les hommes qu’il faut à la place qu’il faut".

  • Le 17 octobre 2016 à 22:11, par Severino En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Je suis vraiment frappé par la profondeur des propos. Monsieur OUEDRAOGO vous méritez mon respect et mon chapeau bas. Je vous lis depuis longtemps et vous n’avez jamais failli à la règle. Toujours la même rigueur et le même esprit d’impartialité. Le Burkina Faso est riche de ses hommes mais jusque-là il cherche sa voie. Pourtant Thomas SANKARA avait clairement tracé le chemin mais on continue de tourner en rond. Que valent les leçons du passé alors ?

  • Le 18 octobre 2016 à 01:30, par Moi aussi En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Article bien enlevé Maître. Félicitations. Juste que le style très relevé le rendra peut-être inaccessible. Morceaux choisis :

    ‘’…l’alternance politique est le juge suprême,…’’

    ‘’…chaque crevasse sur le bitume porte la marque de l’incivisme de l’élite politico administrative, …’’

    ‘‘Le mythe de la majorité triomphante est un « mythe de la caverne ».’’

    ‘‘A force de parjures, le discours politique pourrait devenir une « langue morte » à laquelle personne ne comprend rien.’’

    ‘‘…le développement se joue d’abord dans le champ magique de l’esprit avant de prendre corps dans la réalité quotidienne.’’

  • Le 18 octobre 2016 à 05:12, par Lavie En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Merci maître pour la leçon . Que Dieu te donne toujours la force de nous aider à apprendre par la leçon pour nous préserver des remords de la rançon. Je suis admiratif devant votre connaissance et votre tempérament. Permettez-moi, maître, de signaler que quand la bêtise et la méchanceté dépassent de loin l’entendement humain, on ne peut que y voir l’oeuvre du diable. C’est ainsi que le président Kafando se méfiait du RSP ’’ la force du mal cachée dans l’ombre’’. Le nouveau diable du Burkina Faso s’appelle CODER. Il est dirigé par le Dr Mossi musulman du planteau central.

  • Le 18 octobre 2016 à 10:38, par Ton ami En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Malheureusement la plupart de nos hommes et femmes politiques sont tellement remplis d’arrogance et d’orgueil, qu’aucun conseil ne leur est utile. Bel article dans le fond et la forme. Hi Maître

  • Le 18 octobre 2016 à 11:55, par La vérité vraie. En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Merci Me de votre sens de patriotisme aigu, j’ai les larmes aux yeux quand je vous lis. Il y a encore quelques burkinabé épris du devoir de protection de l’intérêt général.Pourtant pendant que "un million de candidats se poussent pour douze mille postes dans la fonction publique et cela ne suscite aucun débat national" surtout si à la magistrature 84 élèves magistrats sont admissibles sur 100 voulus par le décret d’ouverture et on ne dit rien alors ....Soit nos universités doivent être fermées car elles produisent que du fumier et sont couteuses, soient les correcteurs de ce concours doivent savoir qu’ils ne sont pas des Dieux en droit. Soit il y a là un effet de jalousie pour ne pas permettre à d’autres d’accéder à la profession, soit on veux tout simplement mystifier la profession pour se gonfler comme des dindons de "goundi". Pourquoi dans un pays ou le chômage bat son plein l’État peut laisser des choses de ce genre se produire sans dire quelque chose. C’est pas du tout juste en tout cas à mon avis.

  • Le 18 octobre 2016 à 13:24, par le meme En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Maitre chapeau bas. La raison habite t elle encore le Burkina Faso. Esperons que les bourreaux du moment ne seront pas les suppliciés de demain. Comme le disent les anglophones "time will tell".Et le plus tot possible

  • Le 18 octobre 2016 à 15:31, par Indépendant En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Maître,
    Votre article est à l’esprit humain, ce qu’est la nourriture au corps. Il témoigne de la rigueur et de l’esprit d’indépendance dont vous faites preuve dans la vie. Le niveau de langue est très élevé avec des phrases imagées :
    - le régime de la Transition "est né au milieu de la foule" ;
    - "(...) la vision perce le mur du doute et du désespoir".

    Que de vérités dans cet article :
    - « Finalement, l’alternance politique est le juge suprême, car la justice peut enfin compter avec le zèle des puissants du moment pour demander des comptes aux puissants d’hier ».
    - « (…) la justice se retourne étrangement contre ceux qui l’invoquent avec trop de zèle contre autrui »
    - « nos politiciens sont de grands enfants ; ils n’apprennent jamais par la leçon mais toujours par la rançon »
    - « Seule l’autorité fondée sur la confiance est durable »
    - « On multiplie les lois pour mieux se consoler de la vacuité de l’esprit. On croit ainsi pouvoir tailler le portrait-robot du citoyen idéal dans le marbre de la loi plutôt que dans celui de l’école. »
    Félicitations Maître !

  • Le 18 octobre 2016 à 16:16, par Maïkoué En réponse à : Journal d’un vacancier de la justice

    Maître arnaud...
    Tu joues là le rôle que tu t’es toi même assigné ! Prévenir les politiques des dérives possibles de gouvernance mais aussi rappeler à la masse cette nécessaire petite patience et bonne dose de raison lorsqu’on veut que nos politiques réussissent la magie de sortir notre si beau pays du classement indécent sur le développement humain....
    Courage et bon vent dans cette noble mission.

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