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Où sont les insurgés d’octobre 2014 au Burkina Faso ? (4)

Publié le dimanche 4 septembre 2016 à 20h00min

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Où sont les insurgés d’octobre 2014 au Burkina Faso ? (4)

Des intellectuels s’étaient déjà empressés de soutenir, paraît-il, dès le lendemain de l’insurrection de 2014, que celle-ci n’était pas une révolution, mais sans jamais, à ma connaissance, dire ce qu’est une révolution, à part la seule révolution communiste ou marxiste. Et aujourd’hui, à propos du changement de la Constitution pour passer à une Vème République, des intellectuels s’élèvent encore contre ce projet de changement.

Dans la mesure où ce sont souvent aussi des intellectuels insurgés, pro-insurrection, qui y ont pourtant contribué activement, nous devons nous demander si une certaine élite intellectuelle burkinabè, pour ne pas dire toute l’élite burkinabè, même insurgée, n’est pas réfractaire au changement et si, donc, elle ne s’active pas plutôt pour que tout reste comme avant

On l’aura compris, et comme annoncé dans le précédent article (3), c’est sur la nécessité de changer notre Constitution que porte le présent zoom et, au passage, la sincérité du désir de changement des intellectuels. Car c’est parmi les seuls intellectuels (les citoyens scolarisés et diplômés) que surgit aujourd’hui le faux doute sur qui est insurgé et qui ne l’est pas, doute qui n’est qu’un négationnisme de mauvaise foi qui voudrait que nous soyons tous des insurgés, même ceux contre qui l’insurrection est survenue. Mais, en vérité, cette déclaration selon laquelle "nous sommes tous des insurgés", au Burkina Faso, ne peut provenir que des non insurgés eux-mêmes qui se savent tels ! Autrement dit, si l’on refuse de reconnaître que depuis le 30 octobre 2014 il y a des insurgés et des non insurgés (ce qui ne veut absolument pas dire qu’ils ne peuvent vivre ensemble, j’y viens), c’est que l’on n’est pas soi-même un insurgé...

Au sujet donc du projet de changement de notre Constitution, il m’avait été donné de lire une interview du juriste constitutionnaliste M Augustin Loada, insurgé par ailleurs, et avais été suffisamment étonné du propos et du raisonnement pour prévoir d’en dire un mot. Mais un étudiant en droit y a récemment et heureusement réagi entre-temps, précisément dans la première partie de son écrit (Cf G.G.SAWADOGO, "Projet de passage à la Vème République : juridiquement correct mais inopportun", sur Lefaso.net). Je ne vais évidemment pas ici le redire mais, dans la mesure où l’excès et le concours des idées et arguments, surtout bons en l’occurrence, ne nuisent en rien, pour qui les aime en plus, je ne peux m’empêcher de renforcer, autrement (philosophiquement), les arguments en faveur d’un changement de Constitution.

L’acte juridique ayant toujours besoin d’une norme qui le fonde, de sorte que le droit présuppose le droit et pas rien, on comprend que le juriste soit gêné d’entreprendre une action sur la loi (changer la Constitution) si cette même loi ne l’autorise pas, car ce serait comme un coup de force que l’on ferait subir à la loi. Mais ce scrupule ne vaut que dans le cas d’une simple révision de la loi, comme c’était le cas avec l’article 37, pas dans le cas d’un changement pour une loi toute nouvelle. Il faut donc forcément sortir du Droit pour apporter de la nouveauté à la loi, et admettre une certaine illégalité (qui serait mieux nommée a-légalité, pour dire ce qui est en dehors de la loi, et pas l’illégalité de ce qui est hors-la-loi !!), inévitable puisque l’on fait comme si aucune loi n’existait jusque là afin d’en créer une autre. Sinon on n’en créerait justement jamais. Le juridisme qui ne jure que par le seul Droit, et qui veut que le Droit soit son propre fondement, est inopérant et paralysant pour la nouveauté juridique et le changement, et laisse faussement croire que la loi déjà existante est d’une perfection telle qu’y toucher, sans l’autorisation de la loi, est une régression et pas une avancée ni un vrai changement.

Mais alors le jurisdisme du "Droit pour le Droit" se trouve démuni pour nous expliquer comment une insurrection qui a mis brutalement fin à un pouvoir légitime pourrait ne pas être rejetée comme étant hors-la-loi et illégale si l’on conserve la Constitution dont le pouvoir déchu est issu !! Comment justifier juridiquement l’insurrection avec la même Constitution que l’insurrection a de fait violée !!?? Le scrupule juridiste, qui est l’illusion d’un Droit pur, auto-fondé et auto-suffisant (ce juridisme d’un Droit enfermé sur lui-même pourrait certainement expliquer au passage pourquoi nous avons des juristes compétents qui forment des magistrats et des avocats alors qu’il n’y a jamais ou presque pas de justice dans notre pays, ou pourquoi il y a du juridique MAIS pas ou presque pas de judiciaire crédible, si l’on écarte un instant l’alibi de l’influence politique), ce scrupule juridiste donc ne peut donner raison qu’à l’anti-insurrection qu’il arme et conforte contre l’insurrection !! Et lorsque ce juridisme vient des (intellectuels) insurgés on a du mal à saisir sa cohérence intellectuelle, et l’on reste sans...plume !!

Ce problème d’une intervention extérieure à la loi, autre que la loi mais capable de la fonder, est un problème qui se pose AU Droit, mais n’est pas un problème DU Droit (il faut donc sortir du Droit qu’il dépasse pour le penser) : c’est tout le problème du commencement, de l’originaire, de la création, de la fondation et de la nouveauté. Car quand on commence, il n’y a rien avant, c’est toujours de zéro, de rien (ex nihilo). Ou COMME SI (d’où la FICTION du premier contrat dit social par les philosophes !). C’est une rupture d’avec ce qui existe, et c’est donc l’ouverture d’un ordre nouveau. C’est la raison pour laquelle le révolutionnaire Robespierre disait que "le but du gouvernement républicain est de conserver la République ; (et que) celui du gouvernement révolutionnaire est de la fonder". Fonder c’est commencer absolument, ex nihilo. Toute l’erreur de l’ancien régime Compaoré et de ses juristes modificationnistes était de confondre continuer ou conserver et changer, et d’avoir voulu changer un article sans changer la loi et, de ce fait même, de s’être mis hors la loi dans l’illégalité justement contestée et combattue...

L’illégalité (l’a-légalité) de tout commencement, de toute fondation, de toute nouveauté, de toute création, est l’illégalité même de l’acte du souverain (le peuple comme souverain n’a pas besoin d’une autorisation pour se soulever et s’insurger !), tout comme elle est l’illégalité essentielle de tout acte souverain. La révolution n’a pas besoin d’une loi pour la légitimer. Ce n’est pas la loi qui fonde la loi, mais la force ou un coup de force (le premier contrat social ou politique n’est fondé sur et par aucune loi !). M. Loada évoquait dans son interview l’exemple du Niger où un changement de Constitution voulu par le chef de l’Etat avait été rejeté par les juges (mais un chef d’Etat n’est pas le souverain mais le représentant du souverain, c’est-à-dire le peuple, depuis Hobbes). Mais il y a un contre-exemple, celui de la Côte d’Ivoire dont la Constitution de 2000 ne prévoit pas non plus, comme toute constitution, un changement de constitution mais une révision. Le président Ouattara a demandé et obtenu un changement de Constitution alors que rien ne semble le justifier (il a même été réélu sur une Constitution qui l’écartait, lui, de toute élection présidentielle) !

Or nous avons, nous, au Burkina Faso, une raison capitale et palpable de changer de Constitution : l’insurrection et la fin de l’ancien régime (M Loada rappelle lui-même que le changement de Constitution se fait avec un changement de régime ou de situation politique !). Alors, si la révolution d’octobre 2014 a soif de changement, et si elle oblige au changement, pourquoi ne pas changer de loi fondamentale, laquelle est le squelette sinon, du moins l’un des grands os du squelette politique national (avec l’administration et les institutions) ?! Car, à garder le même squelette tout en ne changeant que de peau (une mue de serpent n’est pas un changement radical qui le transformerait en lion), il est à craindre que les anciennes maladies du squelette, lequel est une sorte de boîte noire du corps, ne continuent de se transmettre génétiquement et automatiquement, et de remonter à la surface de la peau même toute neuve et greffée sur lui...

L’opportunité ? Non (là je me désolidarise de l’étudiant Sawadogo), car l’acte souverain est en elle-même créatrice d’opportunité. S’il dépendait de l’occurrence et des circonstances il ne serait plus souverain, libre (et toute liberté est illégale ou exactement a-légale comme le sont le commencement, la fondation, la création et la nouveauté) : on est libre parce qu’il n’y a rien de plus libre que nous et avant nous. En un sens, ce n’est pas le Droit et la loi qui fondent la liberté, c’est la liberté qui les fonde : un peuple qui n’est pas libre ne peut pas se donner des lois (exemple : sous l’esclavage ou la colonisation). Et le fameux contrat social des philosophes suppose des individus libres de contracter (sinon ce n’est pas un contrat !)...

Donc, l’acte souverain crée toujours en lui-même l’opportunité. Autrement dit, toute véritable nouveauté est opportune (elle n’attend rien de rien pour survenir, sinon ce n’est pas une nouveauté). Une révolution n’a pas besoin d’être opportune : elle éclate et s’impose, qu’on le veuille ou non...
L’argument de l’opportunité n’est pas décisif pour changer de Constitution, sinon jamais nous ne changerons de constitution, alors que l’occasion nous en est offerte par l’insurrection. Nous craignons surtout que cet argument, qui était hier celui des anti-modification du 37 et des anti-sénat, ne soit exactement repris aujourd’hui par les anti-insurrection, par revanche (pas vengeance), pour nous faire tourner inutilement en rond. En revanche, il est légitime et sage de prendre le temps de bien fixer ce que nous voulons de nouveau et de progressiste.

Car si l’on n’a rien d’autre à proposer au peuple que ce qui était déjà dans la Constitution de 1991, malgré l’insurrection, alors il serait préférable de s’abstenir d’écrire une loi qui ne serait qu’une révision, et qui ne ferait que faire douter davantage de notre volonté de changement. L’argument de la nouveauté véritable pèse plus lourd, à mon avis, que celui de l’opportunité. Une Constitution vraiment nouvelle serait un signe fort de volonté réelle de changement : la révolution recommencerait là, par la loi. C’est sur la nouveauté qu’il faudra juger la Constitution qui vient, pas sur son opportunité : si elle est vraiment nouvelle et révolutionnaire, chacun dira qu’elle était bien opportune, après coup. En ce sens, la Transition a proposé une modification de la Constitution de 1991, pas une Constitution vraiment nouvelle, elle n’a fait que rajouter des éléments sans en supprimer d’anciens ...

Enfin, en plus de l’insurrection qui en a fourni l’opportunité, nous avons, je crois, une raison de poids pour changer de Constitution : la réconciliation ! Personne n’en parle jamais, en rapport avec une nouvelle Constitution. Et pourtant une Constitution nouvelle non pas acceptée par référendum par le peuple, mais surtout voulue et écrite par lui, comme un contrat originaire, serait les tout premiers signe et symbole forts d’un désir de réconciliation véritable, en attendant la justice dont les verdicts seraient alors plus facilement compris et acceptés par les uns et les autres. A condition que l’insurrection d’octobre 2014 soit reconnue par tous comme étant l’événement fondateur irréversible qui nous fait regarder dans la même direction, devant et pas en arrière.
L’on est étonné que ceux qui parlent de réconciliation et craignent la vengeance des insurgés ne trouvent pas dans l’occasion d’une nouvelle Constitution une chance de réconciliation qui tourne la page du passé et élimine justement la vengeance, en dehors du souci légitime de justice qui ne peut pas simplement faire table rase du passé. Alors, et alors seulement, l’affirmation selon laquelle tous les Burkinabè sont des insurgés deviendrait une vérité : nous reconnaissons alors tous l’insurrection, quels que soient les partis des uns et des autres, comme un même élan de changement. Sinon il s’agit, avec ce "nous sommes tous des insurgés", d’une plaisanterie de négationnistes anti-insurrection...

Terminons donc en formulant plus précisément notre soupçon sur les intellectuels. Ceux d’entre eux qui refusent de voir en l’insurrection de 2014 une révolution ni même une promesse de révolution à accomplir, surtout lorsqu’ils sont eux-mêmes des insurgés, dévoilent plus que jamais leur appartenance de classe qui les ferme à la révolution qui s’offre et qu’ils nient : ils sont, hier comme aujourd’hui, des privilégiés qui veulent que tout reste comme avant. "Pour les puissants, tout ce qui tend à l’instauration d’un pouvoir capable de réfréner leurs passions est dur à digérer : il en va de même, pour les doctes, de tout ce qui tend à faire voir leurs erreurs et en conséquence à amoindrir leur autorité" (Thomas Hobbes)...

Le bas peuple, lui, ne veut que la révolution, c’est-à-dire un changement radical des conditions et des pratiques. Retournons alors le propre langage marxiste et révolutionnaire contre ceux qui s’en réclament pour nier la révolution de 2014, et donc pour fermer la porte à toute révolution au Burkina : il existe une sévère différence de classe au sein même des insurgés, entre ceux qui, par leur autorité et leurs statuts, maintiennent sans mot dire tout comme avant ou même pire qu’avant, parce qu’ils sont des privilégiés, et les insurgés d’en-bas qui attendent que plus rien ne soit comme avant, et que l’ancien régime qui ne leur a jamais rien apporté, et les a même exclus, disparaisse à jamais.

Or c’est cette différence de classe, c’est cette fracture sociale qui peut aussi expliquer pourquoi l’élite des insurgés ne se soucie pas d’une coalition des insurgés qui pourrait seule rendre effective la révolution qu’ils refusent d’accepter intellectuellement. Le déni intellectuel de la révolution comme concept étant alors les meilleures protection et sauvegarde d’une différence de classe rigide, qu’aucun insurgé d’en-bas ne peut exprimer et formuler, car pour cela il faut être un intellectuel...

L’insurrection d’octobre 2014 n’est pas une révolution, dit-on ? Oui peut-être, mais à cause de la différence de classe entre insurgés qu’il faudrait abolir pour que la révolution advienne et se voie. Ou tirer matériellement et intellectuellement le peuple d’en-bas vers le haut et le mieux. Ce n’est pas du populisme que de le dire (un populisme qui retournerait le "bas peuple" contre l’élite intellectuelle) : un Thomas Sankara a bien été capable d’abolir, dans sa propre vie personnelle et son propre confort de Président du Faso, cette différence de classe qu’aucun intellectuel militant et révolutionnaire ne peut maintenir sans être hypocrite. La simplicité est le premier don de l’intégrité. Le Président Sankara était simple, voilà pourquoi il n’était ni corrompu ni corruptible. Ce n’est pas parce qu’il était intègre qu’il était simple sans feinte (car nul ne naît intègre ni corrompu), mais il était intègre parce que d’abord simple.

Aujourd’hui beaucoup, trompés, croient au contraire, même insurgés se réclamant de Sankara, que plus nos hommes politiques sont milliardaires et plus ils feront de la bonne politique pour développer nos pays et changer nos vies : mais si cela était vrai, l’Afrique serait le continent le plus développé du monde, puisqu’il n’y a pas de gouvernants africains qui ne soient pas milliardaires (et même plus milliardaires que des dirigeants de puissants pays riches) !!

Soyons simples (ma seule excuse donc aux lecteurs pour lesquels le style de ce texte parfois technique n’aura pas été "simple" !), soyons simples ou... disons adieu à nos luttes et bavardages contre les corruptions ! Mais le simple n’est pas le plus facile. Voilà pourquoi Thomas Sankara est inimitable en Afrique et au Burkina...

Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE

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