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Docteur Gbagbo et Mister Haine : L’étrange cas (désespéré ?) du président de la République de Côte d’Ivoire

Publié le lundi 8 décembre 2003 à 12h34min

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Il y a une qualité que l’on ne peut nier chez Laurent Gbagbo, c’est la constance. La constance dans l’inconstance. Il "trimballe" avec toujours le même manque de pudeur tous ses interlocuteurs, d’Abidjan à Paris en passant par Accra, Bamako, Lomé, Ouagadougou, etc... et Libreville. Et il leur faut une réelle patience pour le considérer encore comme un interlocuteur.

Non pas un interlocuteur crédible (plus personne ne peut avoir de doute sur cet aspect de la question) mais un interlocuteur qualifié. En fait, ce qui sauve Gbagbo, c’est qu’il est président de la République de Côte d’Ivoire et donc incontournable. Mais c’est ce qui ruine non seulement la Côte d’Ivoire mais toute l’Afrique de l’Ouest et même l’Afrique noire dans son ensemble.

Qui peut encore s’intéresser à ce continent, penser qu’il a un présent et un avenir, alors qu’un des pays les mieux lotis aux plans économique et humain n’offre aux yeux du monde que l’image d’un régime caricatural et irresponsable ? Qui peut encore penser qu’un dialogue peut être instauré avec Gbagbo pour tenter de régler les graves problèmes auxquels son pays est confronté ? Qui peut penser qu’il est nécessaire, encore, de lui donner la parole alors que c’est à l’infini qu’il pratique la fuite en avant, revendiquant haut et fort son irresponsabilité totale ?

Gbagbo s’est rendu, au cours des derniers jours, au Gabon, au Burkina Faso et au Mali. Il a rencontré les chefs d’Etat de chacun de ces pays. Et, à Libreville, le ministre français des Affaires étrangères. Dans la capitale gabonaise, le chef de l’Etat, Omar Bongo, a annoncé que les entretiens avaient conduit Gbagbo a remettre son pays sur la voie de la paix et de la réconciliation. Il lui laissait, d’ailleurs, la primeur dans l’annonce des mesures destinées à restaurer la confiance entre toutes les forces politiques et militaires engagées sur le terrain. Le pétard était mouillé ! J’évoque la question avec Jean Ping, ministre d’Etat gabonais des Affaires étrangères, de passage à Paris. Il part d’un grand éclat de rire. Je lui en demande la raison : "Nous pensions que tout était réglé. Et voilà, une fois encore,... Gbagbo est incontrôlable !".

La mobilisation générale de la diplomatie française et africaine n’aura donc servi à rien. Pourtant, au-delà de la zone francophone, les chefs d’Etat du Ghana et du Nigeria se sont, eux aussi, beaucoup investi dans la recherche d’une solution. Le chef de l’Etat sud-africain, récemment en visite à Paris, n’avait pas manqué de rappeler que celle-ci passait par "la mise en oeuvre pleine et entière des accords de Marcoussis". Rien n’y fait. Chaque avancée est un retour à la case départ.

L’entretien que Gbagbo a accordé au quotidien Le Figaro (numéro daté d’aujourd’hui, mardi 2 décembre 2003) n’est qu’un démarquage de ses déclarations au lendemain de Marcoussis : il n’y a pas de "crise intérieure ivoiro-ivoirienne" mais "une rébellion [...] qui venait de plus de deux pays étrangers, clairement identifiés aujourd’hui" ; "Marcoussis est une mauvaise solution [que] j’applique avec sérieux [...] Je n’ai pas le choix" ; "Ce n’est pas Gbagbo qui ne veut pas de ces réformes [il s’agit de la réforme du Code électoral et des conditions d’éligibilité] ; "C’est bien le peuple ivoirien [...] qui a empêché la candidature de Ouattara".

Quant au mode de fonctionnement de Gbagbo, il le définit lui-même dans les premiers mots qu’il prononce : "Le déroulement est compliqué, mais la chose est simple". Son comportement est, effectivement, on ne peut pas plus simple. J’ai déjà eu l’occasion de le dire et de le redire. Il ne relève pas du politique. Gbagbo s’est convaincu qu’il est investi d’une mission qui s’apparente à celle de Saint Georges : terrasser le dragon pour libérer la princesse ! Et dans ce combat décisif du bien contre le mal, peu importe les dégâts collatéraux. La Côte d’Ivoire ne le préoccupe pas (le magazine panafricain JAE, qui a longtemps soutenu Gbagbo ne manque pas d’évoquer, dans son dernier numéro, ses "marivaudages" et ses "coups tordus", et s’interroge : "Laurent Gbagbo s’agrippe au gouvernail du navire Ivoire, avec ses affidés. Au détriment du bateau lui-même ?"), l’Afrique de l’Ouest encore moins. Il se soucie seulement de se maintenir au pouvoir auquel il a accédé par la voie des urnes, certes, mais aussi par les hasards de l’Histoire ivoirienne et l’impéritie d’un bon nombre de ses acteurs politiques.

Gbagbo ne se positionne pas comme le chef de l’Etat ivoirien mais comme un spectateur. Privilégié, certes, mais seulement un spectateur. Les acteurs (et donc les responsables) sont les autres : les soldats qui en "ont marre" ; les "jeunes gens" qui en ont "ras-le-bol" ; la France qui "avait une position erronée sur les acteurs politiques ivoiriens" ; les signataires de l’accord de Marcoussis, "une mauvaise solution" ; les leaders des Forces nouvelles "qui se sont placés eux-mêmes dans la situation où ils se trouvent" ; l’Assemblée nationale qui montrera "que ce n’est pas Gbagbo qui ne veut pas [des] réformes" ; les observateurs étrangers dont l’une "des fautes majeures [...] a été de croire que c’est la classe politique ivoirienne qui a empêché la candidature de Ouattara" ; le peuple ivoirien "qui le [il s’agit du refus de Ouattara] montrera par un vote de l’Assemblée ou par référendum" ; les Jeunes patriotes qui "manifestent pour leur pays" ; RFI qui "ne m’aime pas" ; Jean Hélène qui "a été tué sans qu’il y ait personne d’autre qu’un policier" ; les rebelles "qui nous prennent en otage depuis un an et trois mois" et qui "ont tué deux soldats français".

Gbagbo n’est qu’un spectateur contraint et forcé. C’est lui qui "a été attaqué" par la rébellion. C’est à lui que l’on demande d’appliquer Marcoussis : il n’a "pas le choix". Mais c’est aussi un spectateur qui s’efforce de comprendre le jeu des acteurs : les soldats "en ont marre, d’autant qu’ils ne font pas la guerre [...] on ne peut pas leur en vouloir" ; les rebelles "sont chez eux en Côte d’Ivoire [...] Je leur conseille simplement de transformer leur mouvement en parti politique" ; les Jeunes Patriotes, "je [les] soutiens. Une conscience nationale est en train de naître" ; Chirac qu’il veut "remercier de l’appui qu’il nous accorde dans cette crise" tout en soulignant "qu’elle n’est pas terminée, et que nous avons encore besoin de son soutien".

Docteur Gbagbo, Mister Haine. Le chef de l’Etat ivoirien tente, au fil des jours, des mois et des années, de se forger l’image d’un homme raisonnable qui n’a aucune responsabilité dans le déclenchement de la crise et dans le fait qu’elle perdure. Il fait ce qu’il peut : "Je n’ai pas le choix, car c’est le seul remède [Marcoussis] que l’on m’a proposé. Je le prend comme quand j’étais petit et que je prenais de l’huile de ricin : en faisant la grimace".

La question se pose de savoir si ce spectateur contraint et forcé qui s’efforce de comprendre le jeu des acteurs et d’avoir une approche raisonnable du drame auquel il assiste peut être et doit être l’interlocuteur de la France et de l’Afrique dans la gestion de la crise ivoirienne. Paris répond "oui". A juste titre. La France seule peut éviter le pire. Et le pire serait, aussi, de n’avoir plus d’interlocuteur. Or, Gbagbo, président élu (même s’il a été mal élu) est considéré, par Paris et la communauté internationale, comme le responsable de ce qui se passe sur le terrain.

Il y a des milliers de soldats français en Côte d’Ivoire et bien plus encore de familles françaises. Chirac pense à eux ; Gbagbo aussi. Il sait faire monter, par le biais des ultras du régime, la pression jusqu’à la limite d’explosion de la marmite ivoirienne ; ce qui oblige Paris, à chaque fois, à relâcher de la vapeur. Gbagbo sera à Paris, très prochainement, malgré l’assassinat, non "expliqué" par les autorités d’Abidjan, de Jean Hélène, malgré les attaques contre la base française de Port-Bouët. Paris évite ainsi le pire mais ne parvient pas a trouver une solution à la crise ivoirienne. C’est qu’il n’y a pas, actuellement, d’alternative politique à Gbagbo !

Jean-Pierre Béjot
La Dépêche Diplomatique (3/12/2004)

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