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Bras de fer Laurent Fabius/Jean-Yves Le Drian : la « diplomatie économique » face au « complexe militaro-industriel » (1/2)

Publié le mardi 14 janvier 2014 à 21h55min

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Bras de fer Laurent Fabius/Jean-Yves Le Drian : la « diplomatie économique » face au « complexe militaro-industriel » (1/2)

Qui fait quoi ? Plus que jamais, la confusion est à l’ordre du jour. On a vu Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, se rendre au Mali et en Centrafrique, deux pays africains où l’armée française est engagée dans des combats, mais aussi au Niger, au Tchad, au Congo et au Gabon (cf. LDD France 0635/Mercredi 1er janvier 2014). Le voilà qui décide, malgré les contraintes budgétaires, de consacrer 1 milliard d’euros à un programme d’évolution de l’avion Rafale du standard F3 au standard F3R.

Ce qui peut étonner : un gouvernement socialiste qui vole à la rescousse du plus emblématique des marchands d’armes français : Dassault ! Dont l’actuel patron, Serge, 87 ans, est sénateur UMP, cinquième fortune de France (plus de 10 milliards d’euros de patrimoine), à la tête d’une holding familiale Groupe Industriel Marcel Dassault (GIMD) qui contrôle notamment Dassault Aviation (constructeur du Rafale) et le quotidien de droite Le Figaro.

Dassault est aussi englué dans des affaires judiciaires, dont certaines rocambolesques. On le dit distributeur pas toujours judicieux de prébendes. La levée de son immunité parlementaire, réclamée par les magistrats (« corruption, abus de biens sociaux, blanchiment »), a cependant été refusée ces derniers jours par le bureau du Sénat, des voix de gauche s’étant coalisées avec les voix de droite. Ajoutons à cela des propos homophobes lors du débat sur le mariage gay (« On veut un pays d’homos ? Dans dix ans, y a plus personnes, c’est stupide »).

Quant au Rafale, trente ans après le lancement du premier prototype, aucun n’a été vendu à l’exportation et la liste de ses échecs commerciaux est longue (Brésil, Corée du Sud, Emirats arabes unis, Maroc, Pays-Bas, Singapour). Il n’est cependant pas un seul chef d’Etat français qui, depuis sa conception, n’ait promis d’en faire un produit phare des exportations d’armes françaises. Cet avion multirôle (conçu, dit-on, pour remplacer sept types d’avions de combat de générations précédentes) a été mis en service en 2004 dans la Marine nationale et en 2006 dans l’Armée de l’air. 180 appareils ont été commandés par la France dont 126 livrés.

Quand Le Drian a été nommé ministre de la Défense, Dassault n’était pas son meilleur ami ; loin de là. Il a même fait des misères au groupe, notamment en lui refusant le leadership sur le drone Male que lui avait octroyé le gouvernement de Nicolas Sarkozy. En octobre 2012, lors d’une visite aux Emirats arabes unis, Le Drian a même refusé de prononcer le mot « Rafale » : « Un ministre de la Défense s’adresse à des partenaires, pas à des clients […] Je pense que, si la France n’a jamais vendu de Rafale, c’est qu’on a peut-être confondu les rôles. Je ne les confondrai pas […] Je ne suis pas venu aux Emirats pour les Rafale. Les Rafale attendront » avait-il rétorqué dans Le Parisien (24 octobre 2012).

La donne a changé depuis que le Rafale s’est avéré un outil indispensable sur les champs de bataille africains. « En opération, il a montré l’avantage décisif qu’il donne » a déclaré Le Drian lors de sa visite, le vendredi 10 janvier 2013, sur le site d’assemblage du chasseur français à Mérignac. L’évolution du Rafale du standard F3 au standard F3R (il va intégrer notamment le nouveau missile air-air longue portée Meteor) devrait lui permettre, selon le PDG de Dassault Aviation, Eric Trappier, de « conforter les atouts du Rafale dans la compétition export […] et ouvrir la voie à des développements futurs pour la France et les clients export ».

Le Drian, qui a d’autres ambitions politiques que d’être ministre de la Défense et vise Matignon, sait que l’hôtel de Brienne n’a pas pour vocation que de faire la guerre. Mais faire la guerre, c’est aussi faire tourner le complexe militaro-industriel. Autrement dit des emplois, du chiffre d’affaires et de l’exportation. Avec 80.000 emplois directs et 85.000 emplois indirects, un chiffre d’affaires de 17,5 milliards d’euros et 7,7 % de part de marché mondial, le complexe militaro-industriel français vient au 4ème rang dans le monde après celui des Etats-Unis, du Royaume uni et de la Russie. Autant dire que Le Drian, dans sa démarche, s’appuie sur un lobby solide. Au lendemain de sa nomination au gouvernement, il l’a dit à Nathalie Guibert (Le Monde daté du 7 juin 2012) : « Nous avons un très grand savoir-faire industriel qui est respecté par tous, en termes d’armement comme de capacité d’innovation. Nous ne sommes pas des marchands, mais des partenaires. Ce n’est pas une figure de style ».

« L’industriel de l’armement » que veut être Le Drian est devenu un « stratège » et a trouvé dans les interventions françaises au Mali et, dans une moindre mesure, en Centrafrique, la vitrine des capacités opérationnelles des produits français. Et ce n’est pas par hasard que son dernier déplacement entre Bamako et Gao s’est fait dans le tout nouveau transporteur A400M Atlas (cf. LDD France 0636/Jeudi 2 janvier 2014). Par ailleurs, on l’a vu, promoteur à l’étranger du « matos » militaire français en vraie grandeur, Le Drian parvient, dans le même temps, à largement empiéter sur le territoire diplomatique de son collègue. Ce qui ne manque pas d’agacer Laurent Fabius, sensé être le patron de la diplomatie française.

« Sensé »… ? Non pas que Fabius n’est pas le boss de notre diplomatie mais il donne l’impression de ne pas accorder toute l’attention qui convient à cette activité. Et viser d’autres objectifs. Dont, lui aussi, Matignon et plus si affinités. Il est vrai qu’il est le patron de quatre ministres qui, chacun dans sa sphère, doivent assumer une part de la tâche : affaires européennes ; développement ; francophonie ; Français de l’étranger. Fabius entend faire de la diplomatie française autre chose que l’outil des relations internationales de la France.

Sa priorité, c’est la « diplomatie économique » dont on ne sait pas trop de quoi elle est le nom et en quoi elle diffère du commerce extérieur (qui a son ministre : Nicole Bricq) et du redressement productif (qui a, lui aussi, son ministre : Arnaud Montebourg). Mais les ambitions du patron du Quai d’Orsay en cette matière agacent le patron en titre de Bercy, Pierre Moscovici, qui lui également vise une autre fonction. Mais Fabius sait que ce n’est pas en gérant la situation au Mali ou en Centrafrique que l’on peut espérer avoir un grand destin national. Le mal français, c’est la situation économique et sociale et rien d’autre. D’où un service d’autant plus minimum sur l’Afrique que Le Drian lui a volé la politesse sur ces territoires avec sa longue virée de fin et de début d’année (qui lui a fait rater le premier conseil des ministres de 2014) d’Afrique de l’Ouest en Afrique centrale, du Mali au Gabon.

Réponse du berger à la bergère, Fabius a occupé les médias ces derniers jours. Mercredi 8 janvier 2014 : entretien avec Frédéric Gerschel, Charles de Saint-Sauveur et Henri Vernet pour Le Parisien. Jeudi 9 janvier 2014 : il a été l’invité de l’émission « les 4 Vérités » sur France 2. Vendredi 10 janvier 2014 : son interview par Jacques Hubert-Rodier et Etienne Lefebvre est publié dans Les Echos.

Dans le même temps, dans son édition datée du vendredi 10 janvier 2014, Le Monde consacre un pleine page à « l’offensive du Quai d’Orsay sur le front de la diplomatie économique ». Et, bien sûr, la diplomatie économique n’a pas grand-chose à faire de l’Afrique subsaharienne : ses préoccupations, ce sont la Chine, le Japon, le Brésil, l’Algérie, pays pour lesquels Fabius a nommé des « représentants spéciaux » qui sont des têtes d’affiche de la vie politique ou économique française (cf. LDD Japon 011/Lundi 3 septembre 2012) et ouvert le Conseil des affaires étrangères (CAE) à des personnalités qualifiées qui viennent du monde de l’économie et de l’entreprise (cf. LDD France 0622/Jeudi 14 février 2013).

Voilà donc notre ministre des Affaires étrangères transformé en ministre bis de l’Economie et des Finances, du Commerce extérieur, du redressement industriel, etc. ce qui lui donne une vision panoramique que pourrait lui envier le… premier ministre.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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