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La Turquie au plus près des crises africaines.

Publié le jeudi 10 janvier 2013 à 17h17min

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La Turquie au plus près des crises africaines.

Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, était à Libreville quelques heures avant que ne débarquent dans la capitale gabonaise les délégations appelées à rechercher une solution à la crise centrafricaine (cf. LDD Turquie 017/Mardi 8 janvier 2013). La question de la « rébellion » a nécessairement été abordée lors des entretiens entre les responsables politiques gabonais et le chef du gouvernement turc.

Le Gabon est membre, depuis 1974 (c’était au lendemain du premier choc pétrolier et de la conversion à l’islam de Bernard Albert Bongo), de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Dont la République centrafricaine est membre observateur depuis 1997. Après Libreville, Erdogan s’est rendu à Niamey. Egalement membre de l’OCI ; depuis sa fondation en 1969. Et, bien évidemment, les entretiens entre Erdogan et le chef de l’Etat nigérien, Mahamadou Issoufou, ont porté sur l’autre crise africaine : le Mali ; qui, lui aussi, est membre de l’OCI depuis sa fondation. Tout comme la Turquie bien sûr ; mais la Turquie a un « plus » dans cette affaire : le secrétaire général de l’OCI est un diplomate turc : Ekmeleddin Ihsanoglu ; dont on sait quelle est son implication et celle de l’OCI dans la « crise malo-malienne » (cf. LDD Mali 053/Jeudi 1er novembre 2012).

Libreville a joué la discrétion quant à la nature des entretiens entre le chef de l’Etat gabonais et le chef du gouvernement turc. A Niamey, Issoufou a appelé la Turquie à participer à la sécurisation de la « bande sahélo-saharienne ». Il a rappelé que la situation qui prévaut dans le Nord du Mali résulte de la guerre contre la Libye ; elle est caractérisée, a-t-il souligné, par « le terrorisme, le crime organisé et l’irrédentisme ». « Le Niger, pays voisin et frère du Mali, a-t-il ajouté, reçoit de plein fouet les contrecoups de cette crise. Au-delà de la zone sahélo-saharienne, les menaces ci-dessus concernent la communauté internationale dans son ensemble […] C’est pourquoi nous entendons travailler avec des grands partenaires comme la Turquie dans le cadre de la coopération et des concertations bilatérales sur les meilleurs moyens d’y faire face ».

Erdogan est venu à Niamey avec une flopée d’hommes d’affaires dans la perspective d’un « renforcement des liens de coopération » entre la Turquie et le Niger. Mais, au-delà de l’économique, il ne peut pas faire l’impasse sur les questions liées à « l’état de la paix et de la sécurité dans l’espace sahélo-saharien ». D’abord, parce qu’Ankara a ouvert une ambassade à Niamey le 3 janvier 2012 et qu’elle suit, tout naturellement, l’évolution de la situation qu’impacte, au Niger, la « crise malo-malienne ». Ensuite parce que la diplomatie turque a, depuis quelques années, des ambitions nouvelles*, notamment en Afrique**. Enfin, parce que le prochain sommet de l’OCI se tiendra au Caire dans moins d’un mois (7-8 février 2013), dans un contexte très particulier, sur un thème particulièrement d’actualité : « Le monde islamique, de nouveaux défis et des opportunités croissantes ».

On ne peut pas, en ce qui concerne la diplomatie turque, exclure la dimension musulmane de ce pays. Plus encore en cette période où l’islam est stigmatisé comme le « fauteur de troubles ». N’a-t-on pas dit, en ce qui concerne la « rébellion » centrafricaine (la RCA ne compte que 15 % de musulmans), qu’elle était instrumentalisée par les islamistes du Nord du pays ? Ankara, qui appartient à l’OTAN et ambitionne d’appartenir à l’Union européenne, entend affirmer pleinement sa responsabilité en tant qu’Etat laïc et nation musulmane les plus puissants de la zone Europe/Afrique/Proche orient quand, justement, par ailleurs, le monde arabo-musulman est en pleine période de turbulences.

Les incursions de la Turquie dans les crises africaines ne sont pas une nouveauté. Plus encore quand les pays concernés appartiennent à l’OCI (c’est le cas, je le rappelle, du Mali et, dans une moindre mesure, de la RCA). En 2011, le gouvernement turc avait convoqué, à Istanbul, un sommet de l’OCI pour se pencher sur la situation humanitaire de la Somalie, touchée par la famine. C’était au cours de l’été, en période de ramadan, et Erdogan s’était envolé avec femme et enfant (en l’occurrence sa fille) ainsi que quelques ministres (dont le ministre des Affaires étrangères) pour Mogadiscio, trois avions-cargos et un bateau étant affrétés par le Croissant rouge turc pour apporter l’aide humanitaire collectée en marge du sommet de l’OCI. « Il n’est pas possible que nous restions spectateurs, ni comme peuple, ni comme Etat, d’une telle misère humaine », avait proclamé le premier ministre turc tandis qu’Ankara ouvrait une ambassade à Mogadiscio.

Lors de la conférence des ambassadeurs (cf. note ci-dessous), Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires étrangères, a rappelé cet épisode somalien comme expression de « l’attitude » que la Turquie veut adopter « dans les régions en crise ». Il a souligné, à cette occasion, « qu’aucune diplomatie ne pourrait être permanente sans avoir un caractère humain ou sans s’adresser à la conscience de l’homme ». Il a ajouté, à ce propos, qu’il y avait « des cas de figure démontrant que le système des Nations unies devient dépourvu de conscience ». On sait que l’OCI vient de mettre en place sa Commission permanente indépendante des droits de l’homme qui « veut être une référence en matière de droits de l’homme dans le monde islamique ». Autrement dit exprimer sa différence. Sa présidente, l’indonésienne Siti Ruhaini Dzuhayatin, a rappelé que l’OCI, avec 57 Etats membres, était la deuxième organisation intergouvernementale la plus importante au monde après l’ONU.

Conseiller diplomatique d’Erdogan depuis son accession au pouvoir en 2002, Davutoglu a été nommé ministre des Affaires étrangères en 2009. Fustigé, parfois, comme un « néo-ottomaniste », il rétorque que la Turquie est « indissolublement liée » à l’Occident et à l’Orient et ne peut donc « privilégier ses liens » avec l’un ou avec l’autre. Il a exposé ses conceptions géopolitiques dans un livre publié en 2001 et intitulé : « Profondeur stratégique. La position internationale de la Turquie ». Un ouvrage présenté par certains commentateurs comme l’ultime expression du « néo-ottomanisme » de Davutoglu, autrement dit d’une politique hégémonique turque qui instrumentaliserait ses alliances dans une perspective « impérialiste » au seul profit d’Ankara. Ils en veulent pour preuve le revirement de la Turquie dans l’affaire de la Libye. Après avoir considéré que l’OTAN n’avait rien à y faire, après avoir, cependant, participé à l’embargo naval, Istanbul s’est préoccupé de « ce que la sécurité soit entièrement assurée » en Libye, par l’OTAN, tout en accordant des financements (en liquide) au Conseil national de transition (CNT) : 180 entreprises turques et 25.000 travailleurs turcs étaient Libye avant l’insurrection !

Erdogan étant à Niamey, il a pu toucher du doigt l’impact de la « crise malo-malienne » dans la région. « Le terrorisme et le crime organisé ont profité de la crise libyenne pour s’armer et se renforcer. L’irrédentisme a une fois de plus levé la tête », a affirmé le président Issoufou. Le message a été entendu par le chef du gouvernement turc. Nul doute qu’il sera bien reçu et qu’Ankara participera aux « efforts de renforcement des capacités » des « forces de défense et de sécurité » du Niger annoncés par Issoufou.

* Depuis 2008, la Turquie organise une conférence des ambassadeurs. Cette année, elle a été organisée à Ankara (ambassadeurs en poste en Turquie) et à Izmir (ambassadeurs turcs en poste à l’étranger) dans les premiers jours de janviers 2013 sur le thème de la diplomatie humanitaire. Le ministre des Affaires étrangères de Singapour était invité à Ankara tandis que ceux du Brésil et de la Suède étaient présents à la conférence des ambassadeurs d’Izmir. Ces manifestations mobilisent une large partie du gouvernement : les vice-premier ministres mais également les ministres de la Justice, de la famille et des politiques sociales, des Affaires européennes, de l’Economie, de l’Energie et des ressources naturelles, de l’Intérieur, de la Culture et du tourisme, du Transport, des Affaires maritimes et des communications.

** Le deuxième sommet Afrique-Turquie, après celui de 2008, devrait être organisé, selon Recep Tayyip Erdogan, au cours de l’année 2013.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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