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Libye 2011 : Une révolution inachevée ! (2/3)

Publié le dimanche 30 octobre 2011 à 18h44min

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Au lendemain de la formation du Conseil national de transition (CNT), une de ses porte-parole, Iman Bugaighis, affirmait (entretien avec Nicolas Bourcier - Le Monde daté du 12 mars 2011) que « l’ensemble forme une équipe libérale et conservatrice, nationaliste et démocrate ».

Elle ajoutait : « Nous avons en première ligne notre président Moustapha Abdeljalil, ancien ministre de la justice en poste pendant trois ans. Les Libyens savent qu’il s’est opposé à Kadhafi et qu’il a les mains propres. C’est un conservateur modéré, absolument pas extrémiste. C’est aussi la seule figure politique que nous avons ».

Un point de vue partagé, à quelques exceptions près, par les interlocuteurs d’Abdeljalil. Jusqu’au soir du dimanche 23 octobre 2011 où, sur la place du tribunal de Benghazi, point de départ de la « rébellion » libyenne voici huit mois, Abdeljalil affirmera publiquement : « En tant que pays islamique, nous avons adopté la charia comme loi essentielle et toute loi qui violerait la charia est légalement nulle et non avenue ». Enthousiasme des milliers de Libyens rassemblés pour l’occasion ; coup de froid chez les diplomates « occidentaux » qui, jusqu’alors, s’émerveillaient des propos du président du CNT. Ils avaient oublié, sans doute, que la Libye est un pays musulman à 100 % et qu’Abdeljalil, issu d’une famille pieuse et conservatrice, est diplômé en droit… musulman.

On peut s’étonner, bien sûr, qu’il annonce la couleur de la constitution à venir avant que l’assemblée constituante n’ait été élue ; mais c’est oublier que Kadhafi est mort et que, du même coup, le CNT perd quelques unes de ses prérogatives, que le Qatar, qui n’est pas un pays « occidental » mais un pays musulman, est le principal sponsor du CNT et de la « rébellion », enfin qu’Abdeljalil est confronté aux surenchères des tenants d’un « islam dur » qui voyaient dans l’intervention de la « coalition » une tentative de mainmise « occidentale » sur les richesses de la Libye. Proclamer l’adoption de la charia, en étant conscient de l’impact que cela aurait sur les « Occidentaux », était (peut-être) la meilleur façon d’endiguer la vague de l’intégrisme islamique.

Dans Libération (21 octobre 2011), interrogé par Jean-Louis Le Touzet, Patrick Haimzadeh, ancien officier français, arabisant, en poste à l’ambassade de France à Tripoli de 2001 à 2004, auteur de « Au cœur de la Libye de Kadhafi » (éditeur J-C Lattès - Paris, 2011) rappelait que « la situation est très compliquée car chacun joue, au sein du CNT, des stratégies personnelles avec des coups à plusieurs bandes. Il n’y a pas une raison d’Etat à défendre. Tout est sous-tendu par des ambitions personnelles, c’est pour cela que la situation est encore illisible ». Et ces ambitions personnelles sont désormais libérées dès lors que Kadhafi est mort. Il n’y avait que Bernard-Henri Lévy pour écrire (Le Point - 25 août 2001) que ce qui naîtrait sur les ruines du kadhafisme serait « l’idée d’une universalité des droits qui ne serait plus simple vœu pieux mais ardente obligation pour quiconque croit vraiment en l’unité de l’espèce humaine et en la vertu du droit d’ingérence qui en est le corollaire ». Penser cela, c’était refuser aux Libyens le droit d’être musulman ; ou, tout au moins, de considérer que la religion et la pensée musulmanes sont moins en adéquation avec l’évolution du monde que la religion et la pensée du monde « chrétien ». C’est penser aussi que la modernité vaut mieux que le conservatisme.

Dans les années 1960, les intellectuels « occidentaux » avaient une vision plus sophistiquée qu’aujourd’hui du monde arabo-musulman et de son mode pensée. Et on aimait à découvrir, chez l’autre, ce qui faisait sa différence. Je me suis essayé, alors, au droit musulman. En vain. Mais je garde en tête les recommandations de Raymond Charles, conseiller à la Cour de cassation : « Pour confronter des pensées aussi disparates que celles de l’Islam et de l’Occident, il faut commencer par fermer le Discours de la méthode […] ; renoncer à analyser les situations juridiques d’après notre logique latine, tenter au contraire de suivre avec patience le fil conducteur du raisonnement musulman, qui est au premier chef analogique » (« Le Droit musulman » - Presses universitaires de France - Paris, 1965). Dans ces années-là, justement, le monde arabo-musulman était en devenir. Hassan II accédait au pouvoir à Rabat, l’Algérie devenait indépendante, les Arabes perdaient contre Israël « la guerre de six jours », Kadhafi prenait le pouvoir en Libye, Anouar el Sadate succédait à Nasser au Caire, Hafez el Assad devenait le maître de Damas…

Commentant les « Prolégomènes » d’Ibn Khaldun (historien arabe de la fin du XIVème siècle considéré comme un précurseur de la sociologie et un philosophe de l’histoire), Nassif Nassar écrira (« La pensée réaliste d’Ibn Khaldun » - Presses universitaires de France - Paris, 1967) : « L’Histoire et l’Etat sont les deux problèmes fondamentaux qui se posent dans le monde arabe d’aujourd’hui. En effet, l’observateur attentif des mouvements socio-politiques qui s’y affrontent n’aurait pas beaucoup de peine à se rendre compte que l’absence d’une théorie générale du Citoyen et de l’Etat, clairement formulée et acceptée, est à l’origine d’une foule de comportements aussi généreux que précaires, souvent plus sentis que pensés ».

Les « révolutions arabes » - que j’ai qualifiées de « révolutions sans révolutionnaires » - répondent à cette façon d’être (« Comportements aussi généreux que précaires, souvent plus sentis que pensés »). C’est la vision que « l’Occidental » matérialiste (au sens marxiste du terme) que je suis peut en avoir ; sans doute aussi ces « élites » arabes formatées dans nos écoles et nos universités. C’est dire que pour comprendre Mustapha Abdeljalil, il ne faut pas s’appeler Bernard-Henri Lévy, surtout si on est né, comme lui, à Beni Saf, en Algérie, au temps de « l’occupation » française, d’un père exploitant forestier en Afrique équatoriale et que, agrégé de philosophie, on a été formé à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Il y a huit mois, Benghazi s’est soulevée, une fois encore, contre le pouvoir de Tripoli. Un acte « plus senti que pensé » pour reprendre les mots de Nassar. Les « Occidentaux » et leurs alliés arabes ont estimé pouvoir surfer sur cette insurrection qui allait dans le sens, pensaient-ils, de leur intérêt. Après la Tunisie et l’Egypte, il s’agissait de ne pas couper les ponts avec les nouvelles générations qui entendaient accéder au pouvoir de l’autre côté de la Méditerranée.

Confluence d’intérêt entre « insurgés » et « Occidentaux » ; il est des moments dans la vie, me disait Jonas Savimbi, leader de l’Unita, à Baïlundo (Angola), voici bien longtemps maintenant, où, lorsqu’on a le dos au mur, il ne faut pas craindre de s’allier avec le diable. Il avait choisi d’accepter le soutien de l’Afrique du Sud de l’apartheid pour lutter contre les « métis » de Luanda soutenus par Cuba et l’Union soviétique. Pour mettre Kadhafi par terre, les « insurgés » ont accepté que les « Occidentaux » bombardent massivement les villes libyennes ; après tout, ce sont eux qui avaient armé le « guide de la révolution » et en avaient fait une icône du terrorisme international sans jamais se soucier de savoir s’il ne terrorisait pas aussi son peuple ; comme si les exactions, ponctuelles, contre des Européens avaient plus de poids que celles, permanentes, contre les Libyens ! Kadhafi est mort.

Les Libyens reviennent à la case départ : merci messieurs ONU et OTAN et bon retour chez vous ; vous avez voulu que nous soyons libres, nous pensons l’être et entendons organiser (ou ne pas organiser) cette liberté comme nous l’entendons. Après tout, il fallait être naïf pour oublier que la Libye est un pays musulman et que l’islam de Kadhafi n’était pas en adéquation avec les préceptes du Coran. Aujourd’hui, tout rentre dans l’ordre (arabo-musulman).

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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