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Le jour de la chute du leader…

Publié le mardi 15 février 2011 à 01h04min

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Nous vivons ces événements en temps réel. Et nous n’en n’avons pas encore perçu toutes les incidences ; ni toutes les conséquences. Ce n’est pas la première fois, sur le continent africain, que l’on assiste à la chute d’un leader à la suite de manifestations populaires mais il faut bien reconnaître que c’est assez rare. Maurice Yaméogo en Haute-Volta, cela fait bien longtemps ; il y a eu aussi Moussa Traoré au Mali plus récemment (mais cela fait quand même vingt ans !), Mamadou Tandja au Niger l’an dernier. Pour le reste, ce ne sont que coups d’Etat militaires, révolutions de palais, guerres civiles ou ethniques.

La chute, en un mois, de deux personnalités majeures non seulement du continent africain mais de la sphère diplomatique mondiale, change la donne. Ben Ali et Hosni Moubarak étaient deux leaders dont nul ne pouvait penser qu’ils seraient « virés » du pouvoir par la pression de la rue. Eh bien, c’est fait. Et la concordance des temps entre les événements de Tunis et ceux du Caire laissent penser qu’un processus est enclenché et que d’autres « révoltes » pourraient avoir raison d’autres régimes dictatoriaux.

Mais les événements de ce week-end, notamment à Alger, à Amman et à Aden, démontrent combien il est difficile de téléguider de telles opérations : il ne suffit pas d’être outrageusement exploité pour être révolté, d’être constamment humilié pour se rebeller. Il faut avoir conscience d’appartenir à une collectivité et que le problème des uns est le problème de tous et que personne ne pourra plus, dans un contexte donné, « s’en sortir seul » parce qu’il n’y a plus d’avenir individuel dans des régimes oppressifs où la corruption a été érigée en mode de production politique. L’intelligence, la compétence, la détermination, le courage, le travail… ne suffisent plus ; il faut accepter l’inacceptable et tolérer l’intolérable. Les révoltes populaires qui ont embrasé Tunis et Le Caire ont été menées, aussi, au nom de la « dignité » et de la volonté de retrouver une « fierté » abandonnée.

Dans un peu plus d’un mois, le 28 mars 2011, ce sera le cent quarantième anniversaire de la proclamation de la Commune de Paris. Mais qui se souvient que cette formidable irruption du peuple français sur la scène politique et sociale après plus de vingt années de règne « impérial » de Napoléon III, fossoyeur de la République et de ses libertés (même s’il peut être considéré comme un des promoteurs de la « modernité » économique et industrielle française), a été déclenchée par l’entrée des Allemands à Paris, défilant (déjà) sur les Champs-Elysées et imposant aux Français l’annexion de l’Alsace-Lorraine ainsi que le paiement d’une indemnité de 5 milliards de francs à la suite de la défaite française lors de la guerre de 1870.

Le 31 janvier 1871, dans une lettre à Léon Gambetta, Jules Guesde (propagateur de l’idéologie marxiste en France) écrivait : « C’est le rouge au front et la mort dans l’âme que nous avons appris la conclusion du pacte honteux qui jette la France épuisée aux pieds de Guillaume le sanglant, et qui doit avoir pour conséquence inévitable une restauration monarchique […] Ce n’est pas un bulletin de vote à la main, mais avec des fusils, que le grand parti républicain se rangera autour de vous ». Quelques jours plus tard, Guesde évoquera ces « Français indignes de ce nom » qui favorisent l’occupation de la France par « l’organisation militaire prussienne » ; il ajoutait que seule la « Révolution pouvait fournir à la France républicaine le moyen [d’en] avoir raison ».

Ce dimanche 13 février 2011, à Rome, des centaines de milliers d’Italiennes (et d’Italiens) sont venus crier leur indignation face au comportement déliquescent de leur président du conseil, Silvio Berlusconi, englué dans la corruption et le trafic d’influence mais aussi de sordides « affaires sexuelles ». C’est que le comportement qu’affichent les « leaders » de notre monde est la négation des principes républicains pourtant gravés dans la pierre des frontons des mairies.

Tunis, Le Caire, Rome mais aussi ailleurs le temps de « l’inacceptable » et de « l’intolérable » est dépassé. Ce n’est pas une nouvelle morale que les peuples veulent imposer à leurs dirigeants mais le respect des principaux fondamentaux qui règlent, depuis le « siècle des lumières », l’évolution de la société et lui donnent sa cohérence. Tunis et Le Caire ne sont pas (pas encore ! mais les Tunisiens et les Egyptiens s’en donneront-ils les moyens ?) des « révolutions politiques » mais ce sont, déjà, des « révolutions culturelles ».

Abdoulaye Wade, le président sénégalais, avait évoqué cette perspective avec moi au soir du dimanche 19 décembre 2010 dans la solitude du palais de la République et m’avait dit que ces « révolutions culturelles » étaient les préludes d’autres révolutions qui pourraient marquer « la fin de nos civilisations ». Etrange prémonition un mois avant la chute de Ben Ali et deux jours seulement (mais personne n’en avait eu alors connaissance) après le suicide, le 17 décembre 2010, du jeune Mohamed Bouazizi.

« Je suis retourné m’asseoir, déchiré par des émotions contradictoires : l’amertume la peur, la joie. Envahi, aussi, par le vague accueil que je faisais à des perspectives à peine entrevues, mais qui promettaient la fin de l’inertie et de la routine, l’essor vers des horizons sans limites. Que vienne demain, il ne sera pas pire que le jour présent ! Même l’anarchie vaut mieux que le désespoir, la lutte contre les fantômes mieux que la peur. Cette secousse a renversé un trône, troué les murs de forteresses ». Prix Nobel de littérature 1988, un des plus grands écrivains égyptiens (un des plus productifs aussi : il a cinquante romans à son actif), Naguib Mahfouz est l’auteur des lignes ci-dessus. Elles sont tirées d’un livre écrit en 1985 (mais publié en France en 1989 seulement) : Le Jour de l’assassinat du leader. Ce roman évoque les lendemains de l’assassinat du président Anouar El-Sadate, le prédécesseur de Moubarak. Sur la quatrième de couverture de l’édition française, il était souligné que « l’affairisme et la corruption nés de l’Ouverture économique, prônée par le président Sadate, ont rongé les cœurs les plus purs et brisé les plus belles amours… ». C’est dire l’actualité du livre de Mahfouz, alors que cette année sera marquée par le centième anniversaire de sa naissance (11 décembre 1911) et le trentième anniversaire de l’assassinat de Sadate (6 octobre 1981).

Nous en sommes-là, au lendemain de deux chocs culturels majeurs dont les commentateurs occidentaux nous disent qu’ils ébranlent le « monde arabe », oubliant que la Tunisie et l’Egypte sont deux nations africaines parmi les plus anciennes. Il n’y a pas, pour moi, de différence entre ce qui s’est passé à Ouagadougou le 3 janvier 1966 (« Insurrection populaire sur fond de grève générale. L’armée refuse de tirer. Démission de Maurice Yaméogo. L’armée prend le pouvoir », résume Frédéric Guirma dans la chronologie de son livre : « Comment perdre le pouvoir ? Le cas de Maurice Yaméogo »), à Bamako le 26 mars 1991 ou à Niamey le 18 février 2010, et ce qui vient de se passer à Tunis et au Caire.

Les mêmes causes produisent les mêmes effets. La différence se situe au niveau de l’impact de l’image et des effets collatéraux : la Tunisie et l’Egypte en 2011 n’ont rien à voir avec la Haute-Volta des années 1960, le Mali des années 1990 et le Niger des années 2010 ! Mais les mots qui caractérisent les maux dont souffrent ces régimes sont les mêmes. Liberté réprimée, dignité et fierté bafouées, corruption institutionnalisée… Qui peut penser que, compte tenu de ce qui vient de se passer à Tunis et au Caire, les régimes qui ne se réformeront pas fondamentalement pourront longtemps encore perdurer ? Ce qui ne signifie pas que les révoltes populaires aboutiront toutes et qu’elles déboucheront sur d’authentiques révolutions. Mais manifestement, l’Histoire ne s’écrira plus demain comme elle a été dictée aujourd’hui. Un cap a été passé. L’impossible est devenu possible.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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