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Cinéma : Wilcox-Dube, une histoire américano sud-africaine à l’écran

Publié le mercredi 8 avril 2009 à 01h26min

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Chérif Keïta

Avec les talents d’un conteur mandingue, c’est l’histoire d’une rencontre qui allait s’avérer capitale dans l’évolution sociopolitique de l’Afrique du sud que le malien Chérif Keïta, professeur de littérature francophone à Carleton College, aux Etats-Unis, s’est engagé à raconter en trois épisodes : la rencontre entre un gamin de 7 ans, John Dube, le futur fondateur et premier président de l’African national congress (ANC) et la famille des Wilcox, un couple de missionnaires américains ayant séjourné en Afrique du sud entre 1881 et 1919.

Episode 1 : Au Fespaco 2005, Chérif Keïta était venu présenter Oberlin-Inanda : The Life and Times of John Dube (la vie et l’époque de John Dube), un documentaire qui avait reçu la mention spéciale de l’association Ecran, et dans lequel il retraçait la vie et l’engagement politique de celui qui fonda et fut le premier président de l’ANC.

Episode 2 : À l’occasion de la 21eme édition de biennale africaine du 7e art qui s’est déroulée du 28 février au 7 mars dernier, Cherif Keïta était à nouveau présent dans la série documentaire avec son film CEMENTERY STORIES : A REBEL MISSIONARY in SOUTH AFRICA, consacré cette fois-ci à la famille Wilcox. Missionnaires Atypiques, les Wilcox ont pris fait et cause pour les Noirs et contre le système colonial blanc, un engagement pour lequel ils ont été chassés à plusieurs reprises d’Afrique du Sud. Mais en quittant définitivement le pays, ils ont imaginé un autre moyen de continuer la lutte en plantant, comme le dit Chérif Keïta, « une épine dans le système dans les côtes du système colonial en se servant de l’instruction qu’il allait donner à John Dube », un orphelin de 7 ans que sa mère était venue confier au couple. Stratégie payante et les Wilcox peuvent dormir en paix. Après des études aux Etats Unis, John Dube est revenu dans son pays, a fondé une école, un journal et un parti politique, l’ANC qui allait jouer le premier rôle dans la destruction de l’apartheid et pour l’avènement de la démocratie en Afrique du sud.
Reste à réaliser l’épisode 3 : faire venir en Californie où reposent les Wilcox, une délégation sud-africaine composée de membres de la famille Dube et de responsables politiques afin qu’ils s’inclinent devant leur tombe et leur rendent hommage.

En attendant, le Fespaco 2009 a été l’occasion pour le professeur Keïta de réunir une partie de ce qui reste de la « tribu Wilcox-Dube » : Jakson Wilcox, le petit fils des Wilcox, Deborah, l’arrière petite fille et Zenzele Dube, petit fils de John Dube, déjà dépêché à Ouagadougou en 2005 par l’ex président Tabo Mbéki pour assister à la projection du film consacré à son grand-père. Autour de la table familiale, avaient également pris place Dominic Fucci, le monteur américain du film et sa fille Fellina, 13 ans, qui effectuaient leur premier voyage sur le continent africain.

« La présence des Wilcox et de Zenzele Dube au Fespaco 2009, placé sous le thème Patrimoine, tourisme et cinéma, illustre très bien la façon dont le cinéma peut permettre à des personnes si éloignées les unes des autres de retrouver leur patrimoine familial commun », conclut Cherif Keïta.
Quand la famille humaine se retrouve et se raconte son histoire…
Entretien et témoignages

Comment vous êtes-vous intéressé à ce sujet ?

Cherif Keïta : En tant que professeur de littérature francophone à Carleton College, je voulais étudier l’art et les expressions identitaires en Afrique du Sud et pour cela j’ai effectué avec 17 étudiants un voyage dans ce pays qui m’a amené du Cap jusqu’à Johannesburg en passant par le Natal pour voir comment l’art reflétait l’identité des différents groupes qui s’étaient fédérés pour lutter contre l’Apartheid. Il s’agissait de comprendre comment ces groupes utilisent l’art, la musique et la littérature pour exprimer leur identité dans ce paysage d’Afrique du Sud démocratique. N’étant pas spécialiste de ce pays, j’avais choisi de m’appuyer sur la tradition orale, notamment ce qu’on appelle le Isibongo, l’équivalent du chant de louange, du récit de panégyrique basé sur le nom et déclamé par les Imbongi.

Comme je me suis spécialisé sur la question dans la zone mandingue, j’ai co-dirigé le programme avec une collègue historienne de l’Afrique du Sud et c’était pour moi une découverte d’aller en Afrique du Sud. C’est dans le cadre de ce voyage que j’ai découvert un certain John Dube dans une localité qui s’appelle Inanda. Dans cette localité, nous avons d’abord visité la maison de Gandhi, qui a vécu là-bas et y a fait son apprentissage, et ensuite à 2 kms de là nous avons visité la maison de John Dube qui était réputé comme un des premiers intellectuels de la localité. Il était en quelque sorte représentatif de la rencontre entre l’Occident et les sociétés traditionnelles zoulou.

Qu’avait-il de particulier ?

Il a fondé en 1900 une école que nous avons visitée et au cours de la visite son petit fils nous a dit : « C’est mon grand père qui a fondé l’ANC ». Une surprise pour moi ! Je me suis demandé pourquoi on ne connaissait pas un type comme lui, qui a été éducateur et homme politique ? Je vous assure, Miriam Makeba m’a dit en 2001 que la première fois qu’elle a entendu parler de lui, c’était à son retour d’exil, elle qui a pourtant symbolisé la lutte contre l’Apartheid à l’extérieur pendant des années. C’est vous dire l’obscurité dans laquelle ce monsieur était plongé. C’est une ignorance qui m’a interpellé et j’ai commencé à parler autour de moi, à poser des questions sur lui et beaucoup de gens me disaient qu’ils ne le connaissent pas.

Ayant étudié aux Etats Unis comme lui, j’ai ressenti comme une sorte d’affinité avec lui et je me suis dit qu’il fallait poursuivre mes investigations. Mes recherches dans les archives, les voyages dans le lieu où il a vécu au 19e siècle m’ont alors permis de faire des découvertes formidables et parfois déroutantes. Comment par exemple, les Etats Unis ont-ils pu former quelqu’un qui allait fonder l’ANC, un mouvement dont l’idéologie était qualifiée de « communiste » par la propagande du pouvoir blanc ? Par curiosité, je suis allé dans l’école où il a été formé, Oberlin College (dans l’Ohio) et j’ai découvert que c’est un milieu où on voulait une certaine affirmation de soi, où on cultivait le goût de la liberté et de l’autodétermination. John Dube a fait des études de théologie, et chemin faisant, il a rencontré une personnalité importante qui est Booker T. Washington, un des premiers leaders noirs américains de l’ère moderne qui voulait qu’après l’esclavage, les Noirs américains puissent assumer leur place dans la société.

Une chose est de recouvrer la liberté politique, une autre est d’acquérir l’autonomie économique. Sans le soutien des pouvoirs publics pour donner un coup de main, comment s’en sortir ?

Justement, Booker T Washington pensait qu’il fallait que les Noirs apprennent des métiers, ce qui leur procurerait des revenus et leur confèrerait une considération pour leur savoir faire. Il fallait donc donner une formation et un métier à des gens qui sortaient de l’esclavage et leur donner aussi le courage de fonder leurs propres affaires, d’ouvrir un atelier, un petit commerce …, dans l’esprit d’indépendance. Booker T. Washington avait fondé une école qu’on appelle Tuskegee institute (dans l’Alabama), qui offrait cette formation aux Noirs et John Dube s’est inspiré de cette expérience aux Etats-Unis pour fonder la sienne dans le Natal en 1900 sous le nom d’OHLANGE INTITUTE, grâce à des fonds qu’il a collectés aux Etats Unis auprès de bonnes volontés. C’est la première école professionnelle fondée par un noir pour les noirs en Afrique du sud.

Les deux établissements n’avaient cependant pas exactement les mêmes programmes…

C’est exact ! Si Booker T. Washington s’est concentré dans le contexte du sud des Etats-Unis sur l’enseignement professionnel, manuel, John Dube, dans son école pionnière en Afrique du Sud, a estimé qu’il fallait aussi dispenser un enseignement intellectuel, mais très discrètement pour ne pas alarmer les Blancs. Et il a réussi son pari car c’est par cette école qu’est passé le premier Nobel africain, Albert Luthuli, qui était le président de l’ANC en 1960. C’était vraiment son poulain et beaucoup de pionniers en musique, théâtre, art sont sortis de cette école.

Jackson Wilcox, Zenzele Dube

Dube lui-même était romancier puisqu’il a écrit le premier roman zoulou dans les années 30 et il a fondé le premier journal laïc en langue zoulou-anglais en 1903 qui s’appelle ILANGA LASE NATAL (le Soleil du Natal) et qui continue toujours de paraître. L’école de John Dube existe encore et c’est là que Nelson Mandela a voté en 1994 à l’occasion des premières élections libres après s’être incliné sur la tombe de John Dube en disant que c’est là que tout avait commencé. Il a déclaré sur la tombe de John Dube : « Monsieur le Président, je suis venu vous dire que l’Afrique du sud est aujourd’hui libre ».

L’autre volet de son œuvre, proprement politique a consisté à créer en 1912 avec son cousin d’Inanda, Pixley Ka SEME, un avocat formé par ses soins aux Etats-Unis et à Oxfort, en Angleterre, un mouvement politique, l’ANC en 1912 sous le nom de Congrès national des indigènes d’Afrique du Sud qu’il a présidé de 1912 à 1917 comme premier président. Nelson Mandela en parle dans son livre « Un long chemin vers la liberté » mais sans vraiment le connaître. En préparant mon film, je lui ai envoyé un questionnaire pour avoir des informations sur John Dube et il m’a dit qu’il fallait que lui-même fasse des recherches avant de me répondre parce que Dube est mort en 1946 sans qu’il le connaisse vraiment, vu la différence d’âge. Il faut aussi signaler que l’Apartheid, qui s’est solidement installé en 1948 avec la victoire du Parti nationaliste blanc Afrikaner a créé un vide dans la connaissance de l’histoire de l’époque coloniale britannique.

De cette époque jusque dans les années soixante, les souvenirs de John Dube ont été effacés et seuls ceux qui ont fait l’école dans son établissement pouvaient en parler. Ce monsieur a donc été oublié de ce monde et j’ai compris qu’il fallait faire quelque chose.
Vous auriez pu écrire un livre, pourquoi avez-vous préféré faire un film ?
J’y ai beaucoup réfléchi et finalement, je me suis dit qu’un livre risquait de moisir dans les rayons des bibliothèques tandis qu’avec le film, je pouvais donner une présence visuelle à ce monsieur, ce qui compenserait ces années durant lesquelles il est resté dans l’anonymat.
Mon premier film, « Oberlin-Inanda : The Life and Times of John L. Dube » couvre sa vie jusqu’à sa mort, mais avec un regard aussi sur l’héritage qu’il a laissé, notamment l’école qu’il a fondée et qui fonctionne vaille que vaille jusqu’à aujourd’hui.

Pour cette édition du Fespaco, votre film intitulé CEMETERY STORIES : A REBEL MISSIONARY IN SOUTH AFRICA, porte sur une famille de missionnaires qui a joué un rôle dans la formation de John Dube.

Comment l’avez-vous connue ?

Au cours de mes recherches, j’ai découvert que ceux qui l’avaient fait venir aux Etats Unis en 1887 pour étudier, la famille Wilcox, avait des racines à Northfield, la ville où je vis actuellement et enseigne depuis 1985. Une formidable coïncidence n’est-ce pas ? Découvrir que je vis dans la ville où a vécu le couple d’Américains blancs que John Dube appelait maman et papa, ceux-là à qui sa mère l’a confié à l’âge de 13 ans pour qu’il ait une bonne éducation aux Etats-Unis, c’était quelque chose de symboliquement fort. Pour moi, il n’y avait plus de doute : c’est le sujet qui m’avait choisi et à partir de là, j’ai voulu comprendre davantage ces gens qui ont eu cette vision, cette générosité de voir la graine du leadership dans ce petit garçon noir africain.

Dans quelles circonstances le chemin de John Dube a t-il croisé celui des Wilcox ?

Les Wilcox, qui étaient des missionnaires, ont servi à la mission américaine zouloue qui était basée au Natal avec une antenne à Inanda entre 1881 et 1919. Là, les garçons de la communauté chrétienne allaient dans une des autres écoles créées par les missionnaires américains dans une station qui s’appelle Amanzimtoti. Wilcox avait rencontré Dube à Inanda et avait entendu parler de la réputation de son père James, décédé alors qu’il n’avait que 7 ans ; John est né en 1871 et son père, qui est mort en 1878, était un des trois premiers noirs à être ordonnés pasteurs par l’église américaine zouloue dans les années 1860. Le Pasteur James Dube était un homme de vison et les Wilcox ont entendu parler de lui à leur arrivée en 1881.

Plus tard, quand les Wilcox ont eu des accrochages avec les colons blancs et les autres missionnaires et ont décidé de rentrer aux USA, ils avaient une rancune contre le système. C’est alors que la maman de John Dube qui avait à plusieurs reprises tenté d’envoyer son fils à l’école aux Etats-Unis sans succès, est venue voir les Wilcox avec une somme d’argent en leur disant : « prenez cet argent et emmenez John aux Etats Unis afin qu’il y bénéficie d’une éducation que seuls les enfants blancs peuvent avoir ici ». Pour les missionnaires, accepter la demande était une grosse responsabilité d’autant plus qu’ils n’avaient pas d’argent, ruinés par le système colonial auquel ils s’opposaient. Mais ils avaient une motivation secrète qui était de planter une épine dans les côtes du système colonial en se servant de l’instruction qu’ils allaient donner à John Dube.

Ils se sont dits qu’en formant ce garçon, même si demain ils ne sont plus là, lui, il continuerait leur combat contre l’injustice. Il faut savoir que les Wilcox ont vécu près de 40 ans en Afrique du Sud de façon discontinue car ils ont été à plusieurs reprises expulsés du pays mais ils s’arrangeaient toujours pour y revenir.
Ces missionnaires ont beaucoup influencé John Dube en même temps qu’ils étaient des alliés dans la lutte contre le système colonial. Ils trouvaient que c’était absurde de prétendre civiliser les Noirs alors qu’on leur enlevait leurs terres, leur dignité. John Dube a formé une délégation en 1914 pour aller protester auprès de la couronne anglaise, qui était de connivence avec les tenants du colonialisme puisqu’ils avaient déjà fondé l’Union sud-africaine en 1910 sur la base d’une entente entre les Boer (les Afrikaners) et les Anglais sur le dos des Noirs. Malgré tout ce système injuste, les Noirs et leurs leaders ont quand même mené la lutte au plan légal car ils voulaient combattre le système par la loi.

Titulaire d’une maitrise en 1899, John Dube avait une solide formation : il était romancier, journaliste, pasteur, homme d’église, fermier, musicien et avec sa femme, ils ont été les pionniers dans l’évolution de la chorale zoulou moderne. Son école est d’ailleurs devenue une pépinière de talents musicaux, et aujourd’hui, de nombreuses vedettes, comme Busi Mhlongo, Tu Nokwe et Kaya Mahlangu, en sont sorties. Pour la petite histoire, l’ancienne vice-présidente de Thabo Mbéki, Phumzile Mlambo-Ngcuka a fait son lycée dans cette école dans les années 70.

Dans CEMETERY STORIES : A REBEL MISSIONARY IN SOUTH AFRICA, vous racontez l’histoire de ces missionnaires pas du tout orthodoxes et qui ont pris des risques en se mettant du côté des Noirs. Vous faites aussi rencontrer les familles Wilcox et Dube. Comment cela s’est-il passé ?

Effectivement, les deux familles ne se connaissaient pas du tout, et en préparant le premier film, j’avais contacté les petits enfants des Wilcox qui ne savaient pas que leurs grands-parents étaient originaires de la ville où j’habitais de même qu’ils ignoraient l’histoire de leur famille en Afrique du Sud. Je les ai en quelque sorte reconnectés avec leur propre histoire !

L’histoire de ces deux familles est extraordinaire car à cette époque-là, très peu d’Africains libres allaient étudier aux USA, et quand John Dube s’est retrouvé là-bas, il devait être parmi les premiers Noirs libres à aller étudier aux USA. Je me suis dit que les gens qui ont été à l’origine de cette histoire devaient être des gens particuliers et quand je me suis penché sur leur vie, j’ai vu que c’était des radicaux. Le couple a d’ailleurs été littéralement chassé d’Afrique du Sud et en quittant le pays, William Wilcox était tellement pauvre et ruiné qu’il n’était même pas capable de payer le prix du transport en bateau pour lui et sa femme. Plus personne ne voulait l’employer, pas même les autres missionnaires et il n’avait aucun moyen de subsistance en dehors des maigres produits de la terre qu’ils cultivaient. Sa femme est donc restée plus d’un an après son départ et quand Wilcox partait, c’est la communauté noire d’Inanda qui a fait une collecte pour l’aider à retourner dans son pays natal. Pour rendre hommage à leur action, les gens ont composé un poème pour eux, un Isibongo, des chants de louange dans lesquels ils disaient aux Wilcox qu’ils avaient été un bouclier pour eux, les démunis.

Vous dites que votre regard sur les missionnaires est maintenant très nuancé…

Absolument, car on ne peut pas comparer cette famille aux autres missionnaires, qui ont été les auxiliaires de l’oppression coloniale. Il est évident que sans les Wilcox, que serait devenu John Dube ? Ce sont eux qui l’ont formé, lui ont insufflé leurs idées et ce que John Dube a fait plus tard, c’est ce que eux ils voulaient faire en Afrique du Sud. Au Mali on dit que celui qui t’a élevé met son caractère en toi et non celui qui t’a mis au monde. C’est exactement ce qui s’est passé entre les Wilcox et John Dube.

Le grand public sud africain connait-il l’histoire de la famille Wilcox ?
Pas du tout ! Mais c’est là que la tradition orale prend toute son importance. Grâce aux documents que j’avais consultés, je savais que les Wilcox avaient eu des problèmes avec les autres Blancs parce qu’ils avaient créé deux petits villages, Cornfields et Tembalihle, sur la terre qu’il avait achetée, et avec des partenaires zoulous ; ils avaient formé une société coopérative nommée la Zulu Industrial Improvement Company (ZIIC) en 1911 dans l’objectif d’acheter des parcelles pour ensuite les attribuer aux Noirs, histoire de les doter de titres fonciers pour les fortifier dans leurs activités et les protéger contre les visées expansionnistes des colons blancs.

Les fermiers blancs se sont alors alarmés quand ils ont vu que la coopérative marchait tellement bien et que les demandes des Noirs pour les terres étaient importantes. Du coup, ils ont commencé à entraver par tous les moyens les activités de la ZIIC parce qu’ils n’arrivaient pas à accepter la création de pareilles sociétés par les Noirs. Plus tard, le système raciste de l’apartheid a essayé d’exproprier à plusieurs reprises les habitants de Cornfields et de Tembalihle lorsque la loi sur la séparation des races a été édictée. En vain. Ce qui a sauvé ces Noirs de l’expropriation forcée (forced removals), ce sont les titres fonciers que Wilcox leur avait obtenus en 1911 et 12. Quand je suis allé dans ces villages au KwaZulu-Natal pour savoir ce qu’ils savaient de cette histoire, les vieux m’ont dit que leur communauté avait été fondée par un missionnaire blanc, un certain Wilcox, mais qu’ils n’avaient jamais vu sa photo. J’ai alors sorti la photo de mon sac pour la leur montrer.

Par la tradition orale, ils savaient donc tout ce qui s’était passé autour des Wilcox et c’est ce souvenir qu’ils avaient gardé pendant presque un siècle. Quand ils ont vu la photo, ils ont formulé le souhait de pouvoir rencontrer les descendants des Wilcox. A l’époque, je n’avais que des contacts téléphoniques avec les membres de la famille Wilcox, mais avec le temps, j’ai pu rencontrer le petit-fils, le Révérend Jackson Wilcox et l’arrière petite-fille, Déborah. Ils sont venus me voir à Northfield en mai 2007. C’était une occasion pour eux aussi de voir les tombes familiales et nous avons pris alors la décision d’aller ensemble en Afrique du Sud. Le voyage a eu lieu en novembre 2007, et pour la première fois depuis 1926, quand John Dube avait profité d’un congrès panafricaniste à New York pour rendre visite aux missionnaires Wilcox en Californie, les deux familles qui s’ignoraient se sont enfin rencontrées.

Ca été un moment de forte émotion et j’en garde un souvenir inoubliable !
La boucle est donc bouclée, vous avez atteint vos objectifs…
Non, pas encore ! Reste un épisode à réaliser. Mon ambition est maintenant de tout faire pour qu’une délégation sud-africaine, composée des membres des deux villages, de la famille Dube, des membres du gouvernement et de toute personne qui voudrait s’y associer, vienne en Californie, là où les Wilcox sont enterrés et s’incline devant leur tombe. J’ai déjà obtenu l’accord des autorités de la province du KwaZulu-Natal, qui m’ont demandé de leur dire ce qu’ils doivent faire pour que le projet aboutisse.

On connaît Walter Sisulu, Oliver Tambo, Albert Luthuli, Nelson Mandela etc. Qu’est-ce qui est fait pour honorer la mémoire de John Dube, fondateur de l’ANC ?

Là, je peux vous dire que j’ai réveillé beaucoup de gens. L’ANC et le gouvernement n’avaient donné aucune distinction à John Dube, mais après la projection de mon film au Fespaco 2005 en présence du petit fils de John Dube, dépêché à Ouagadougou par Thabo Mbéki à ma demande, et suite à une longue lettre que je lui envoyée pour lui rendre compte de ce que j’ai fait à Ouagadougou avec la presse et le remercier, les choses ont changé. Il a fait appeler la famille Dube pour leur annoncer qu’à l’occasion de l’anniversaire de l’avènement de la démocratie le 27 avril 2005, le Prix Albert Luthuli qui est la plus grande distinction du pays, allait être attribué à John Dube. Ce qui a été fait. Les autorités de la province du Kwazoulou natal ont demandé à un sculpteur de faire une statue de John Dube et je l’ai aidé avec ma documentation visuelle. Mon film a été montré dans plusieurs endroits, notamment à la télévision nationale SABC1, et un député a proposé qu’il soit projeté au parlement. Je reçois les remerciements et les encouragements de nombreuses personnes, des ministres de la Culture et de l’éducation nationale, ce qui me convainc que les gens apprécient cette histoire qu’ils ignoraient. Or, on ne peut pas valoriser quelque chose qu’on ignore !

Jackson wilcox, petit-fils des Wilcox : Connaissiez-vous l’histoire mouvementée de vos grands-parents ?

En réalité je ne connaissais pas cette histoire, mais je savais que mes grands parents étaient très pauvres, ruinés quand ils quittaient l’Afrique du sud. Et cette pauvreté a influencé la réaction de ma mère quand je lui ai dit que je voulais devenir Pasteur. Elle avait vu comment mon grand père était pauvre en tant que Pasteur et elle a essayé de me décourager d’emprunter la même voie. Je rendais visite à mes grands parents dans leur petite maison à Los Angeles qu’ils avaient construite eux-mêmes à leur retour d’Afrique du Sud. Quand mon grand père est mort, j’ai hérité d’une chose : une petite étagère à livres qu’il avait faite, qui n’était d’ailleurs pas très jolie car il n’était pas un bon menuisier ! Je l’ai gardée quand même dans ma collection parce qu’il avait d’autres talents et une force spirituelle. J’étais petit quand mon grand-père est mort et je n’ai donc pas beaucoup de souvenirs de lui, je savais seulement qu’il parlait bien zoulou. J’ai surtout appris de lui en lisant un livre écrit sur lui. En revanche, j’ai connu ma grand-mère, qui était dans une maison de retraite à Monrovia en Californie, et son livre de chevet était une bible qui avait été vraiment bien usée. Ca montre son côté très spirituel

Vous êtes devenu Pasteur contre la volonté de votre mère. Pourquoi ? Est-ce une manière pour vous de défendre les mêmes valeurs et combats de votre grand-père ?

C’est cela même ! Ce sont les mêmes valeurs que j’essaie de défendre toujours. Vers la fin de sa vie, mon grand-père avait été financé par une église qui s’appelait l’Eglise Baptiste de Pasadena en Californie car il était en train de rassembler des fonds pour retourner en Afrique du Sud et aider les Noirs à acheter des terres. C’est d’ailleurs dans cette église que mes parents se sont rencontrés. Mon grand-père est un exemple pour moi car il a prêché l’évangile en se référant à ce que Jésus a fait ; c’est ce qui explique sans doute pourquoi il a pris le parti de lutter contre la ségrégation raciale et le colonialisme anglais, et je crois qu’aujourd’hui, il y a encore beaucoup de missionnaires qui sont animés du même état d’esprit

Que représente pour vous d’être à Ouagadougou et d’assister à la projection du film consacré à vos grands parents ?

Je l’avais déjà dit, quand nous sommes allés en Afrique du Sud, là où mes grands-parents ont vécu, l’accueil a été merveilleux : ici comme là-bas, j’ai le sentiment d’être revenu à la maison. C’était très important pour moi d’aller en Afrique du Sud et aussi d’être au Fespaco au Burkina Faso pour apprendre quelque chose à propos de mon grand-père grâce à ce film.
La fin de l’apartheid et l’avènement de la démocratie en 1994 sont en quelque sorte le fruit du combat de votre grand-père aussi…
Absolument, et j’en suis fier. Ma fille ici présente a porté beaucoup d’intérêt à cette histoire et je suis très heureux qu’elle aussi s’intéresse à leur vie.


Deborah Wilcox

Deborah Wilcox, fille de Jackson Wilcox : Cette histoire m’a intéressée car c’est comme un retour sur l’histoire de ma famille, une retrouvaille avec mon patrimoine familial. En Afrique du Sud, je me suis sentie chez moi en compagnie de la famille de John Dube. C’était comme si j’avais rencontré ma propre famille à cause de ces liens forts qui existaient entre nos grands parents et c’est ce qui explique l’accueil chaleureux que nous avons reçu en Afrique du Sud

Zenzele (Ze) Dube, petit-fils de John Dube

Connaissiez-vous les rapports qu’a entretenus votre grand-père avec la famille Wilcox ?

Pour être honnête, je ne le savais pas du tout et il était difficile pour moi de connaitre cette histoire. Dans ma jeunesse, ce n’était pas ce type d’histoire qu’on pouvait raconter librement, vu le contexte politique de l’Apartheid. La seule occasion qui m’a été offerte de connaitre un peu de l’histoire de mon grand-père, c’est quand j’ai étudié à Ohlange, dans l’école qu’il a fondée et qui était dirigée par un certain S.D. Ngcobo. A l’époque, tous les programmes d’enseignement étaient sous le contrôle de l’Apartheid, plus précisément ce qu’on appelait le « Bantu education ». Avant d’être le directeur de l’école, S.D. Ngcobo avait reçu un avis du département de l’éducation dans lequel on disait qu’il allait être promu à un poste beaucoup plus important que celui qu’il occupait. A cause d’une administration qui était défaillante, Ohlange était en train de décliner, mais M. Ngcobo a refusé l’offre qu’on lui faisait, disant qu’il préférait être nommé directeur de l’école de mon grand-père plutôt qu’être nommé inspecteur ailleurs.

C’est un cas qui n’arrive pas souvent et il lui a fallu du courage pour avoir une telle attitude. Face à sa détermination, on a finalement accédé à sa demande, mais en attirant son attention sur le fait que l’école était à la dérive. Simon Ngcobo a répliqué en disant, oui, je sais, mais je veux quand même aller m’occuper de cette école. Quel acte patriotique ! C’était en 1963. La première chose qu’il a faite a été de répartir les étudiants en quatre groupes et chaque groupe portait le nom de quelqu’un qui avait joué un rôle important dans l’école parmi ceux qui avaient collaboré avec mon grand-père, comme Charles Dube, son frère, John Ndima qui était son beau-frère, Sihlela et Albert Luthuli. Il avait ensuite créé des compétitions en littérature, en sport, en poésie entre les quatre groupes. C’était une façon discrète de raconter l’histoire à travers des noms de nos héros africains surtout qu’à l’époque, l’école continuait à jouir d’une si bonne réputation, qu’elle accueillait des étudiants venant de plusieurs régions de l’Afrique du Sud, d’Afrique australe et même d’Ouganda !

Selon vous, pourquoi le nom de votre grand-père reste encore très peu connu des Sud-africains ?

Sur le sujet, chacun a bien entendu son opinion sur ce silence. Pour ma part, quelque soit le pays, je pense que tout politicien cherche à tirer la couverture à soi et comme mon grand-père est mort, les autres l’oublient. Je peux me tromper, mais même à l’université, on n’a pas envie de parler de lui. N’oubliez pas aussi que nous avons longtemps vécu sous le système de l’apartheid durant lequel on ne pouvait pas parler de ce genre de sujet. Maintenant les choses ont changé et alors qu’on avait tourné le dos au passé, on revient actuellement vers le passé. Mais il y a peu de gens capables de remonter si loin dans l’histoire de l’ANC pour parler des pionniers comme mon grand-père. Tout ce que je peux vous dire cependant, c’est que comme on dit, « rira bien qui rira le dernier ! ». Quand l’histoire va se mettre en marche comme c’est le cas grâce à des hommes comme Chérif Keïta, qui n’est pas Sud africain, tous ceux qui chercheront la vérité la découvriront.

Votre grand-père a quand même été décoré du Prix Albert Luthuli. Vous en attendez plus du gouvernement ?

Bien sûr, et la décoration n’est que le début d’un processus de reconnaissance plus grand dans les années à venir. Nous Sud-africains, nous n’avons rien fait pour honorer la mémoire de cet homme, et il a fallu que ce soit un Malien qui vienne nous montrer notre propre histoire et le chemin à suivre pour enseigner notre passé.

Mais il y a plusieurs autres pans de l’histoire sud africaine qui sont aussi méconnus…

Oui c’est vrai et tout cela montre que l’histoire politique de l’Afrique du sud est très compliquée et que les recherches peuvent avoir des résultats pervers.

Mon grand-père a réussi à faire des choses extraordinaires dans des conditions difficiles ; il a posé des jalons pour nous et aujourd’hui je ne suis pas content de l’état dans lequel se trouve l’école qu’il a fondée. Les bâtiments sont en train de se dégrader par manque de financements, le niveau de l’enseignement ne cesse de baisser et il faut bien que les politiciens comprennent l’importance de cette école et se décident à faire quelque chose. Nous allons nous battre pour que l’école ne tombe pas, sinon ce serait synonyme d’une seconde mort pour lui. C’est pour cela qu’il faut diffuser l’information le plus largement possible sur mon grand-père afin de juguler le mouvement de déclin qui risque d’emporter son œuvre.

A la demande de Chérif Keïta, j’étais venu à Ouagadougou au Fespaco 2005 et je suis encore venu spécialement cette année à sa demande pour assister à la projection du film sur la famille Wilcox. C’est l’occasion pour moi de remercier Chérif Keïta pour le formidable travail qu’il fait car je ne savais pas que sans les Wilcox, mon grand-père ne serait jamais devenu ce qu’il a été. Merci, Monsieur Keïta, grâce à vous, l’éducation de notre peuple ne fait que commencer.

Interview réalisée le 6 mars 2009 à Ouagadougou par Joachim Vokouma

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Vos commentaires

  • Le 28 mai 2009 à 21:22, par Sobukwe En réponse à : Cinéma : Wilcox-Dube, une histoire américano sud-africaine à l’écran

    Bravo pour cet article qui incitera le public à découvrir ce modèle que fut l’éducateur et nationaliste John L. DUBE.
    Cherif Keita, qui passe chaque fin d’année avec ses étudiants à Bobo, vient de présenter son film à Paris l’espace culturel SARAABA, en présence de Lazare KI-ZERBO. A cette occasion il a montré tous les sacrifices réalisés par Dube pour une éducation intiment liée à la libération de l’Afrique, basée sur une théologie de la libération avant la lettre.Sobukwe.

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