L’illustre homme vient de tourner le dos à la vie terrestre. Mais celui-là même qui fut pendant longtemps la personnalité préférée des Français, n’aura certainement pas vécu pour rien.

Compagnon de route des mal-logés et des sans-abri, il n’aura pas moins été le pèlerin infatigable des démunis, des sans-culottes. Pour tout dire, sa vie fut un sacerdoce qui lui valut d’ailleurs soutien et admiration constants à travers le monde. L’homme débordait de charité et d’humanisme. Même le tsunami d’égoïsmes et d’individualismes qui a déferlé sur l’Occident, n’ a pas eu raison de la solidarité et de la générosité légendaires de "la voix des sans-voix". Cet homme avait assurément du coffre. Il est de la lignée des Mère Teresa, Jean-Paul II, Dom Elder Camara, Raoul Follereau.

Incarnation achevée de la bonté, celui-là même qui s’est engagé et a consacré toute sa vie au service des pauvres, restera incontestablement l’une des figures marquantes de la France contemporaine. Mais aussi, la mauvaise conscience des politiques français, qu’il ne manquait pas de critiquer, voire de brocarder, de quelque bord qu’ils fussent, refusant toute récupération.

En effet, ses nombreuses prises de position en faveur d’un monde plus juste, humain et solidaire avaient de quoi gêner. Quelque part, l’homme dérangeait les consciences, car les arguments qu’il déployait et qui réussissaient à faire bouger les choses, étaient révélateurs de la faillite de la politique française en matière de logements, notamment.

Mais si l’œuvre de l’homme de foi (qui, soit dit en passant, aurait distribué son patrimoine hérité de son père à des structures caritatives) est immense dans l’Hexagone, elle rayonne au-delà des frontières hexagonales. Autant dire que ce n’est pas seulement la France qui est touchée en plein cœur, après sa disparition, mais l’Afrique et même au-delà.

De fait, pour une certaine génération d’Africains, qui n’a pas plus ou moins entendu parler de la communauté Emmaüs, ou de son fondateur ? De cet homme à la silhouette frêle qui, malgré le poids de l’âge et une santé chancelante, n’avait pas hésité à fouler le sol du continent, les Africains garderont l’image d’un père aimable, plein de sollicitudes et de charité, qui a consacré toute sa vie à partager son idéal, bâti sur la générosité et la solidarité envers le prochain. Mais aussi, l’image d’un homme qui s’était dressé en passerelle humaniste et humanitaire entre l’Afrique et l’Occident.

Sans doute que celui dont on dit qu’il restera célèbre pour son appel à l’insurrection de la bonté", lancé le 1er février 1954 à la radio, part-il avec le sentiment du travail inachevé. Mais il aura déjà beaucoup fait.

Reste à savoir si l’homme qui était parvenu à trouver les mots et les actions qui secouent l’indifférence en France, a véritablement réussi à attendrir les cœurs des dirigeants, du Nord comme du Sud. Ont-ils suffisamment été pénétrés du message laissé par le père, pour se montrer plus solidaires face à une fracture sociale de plus en plus marquée entre pauvres et riches ? Sont-ils réellement disposés à se comporter en véritable relais de l’ancien député de Meurthe-et-Moselle, dont l’histoire retient qu’il a consacré ses indemnités parlementaires au financement des premières cités d’urgence ?

En tout état de cause, parce que ce sont eux qui impulsent la quasi-totalité des politiques et des actions de développement, les dirigeants du continent devraient être beaucoup plus à l’écoute de leurs populations, qui voient de plus en plus l’horizon s’obscurcir.

Sur le continent, des personnalités morales de la trempe de l’abbé Pierre sont-elles si rares ? Rien n’est moins sûr. A dire vrai, si l’abbé Pierre a connu la popularité et la notoriété, c’est qu’il a pu d’abord s’exprimer en toute liberté dans son pays, et qu’il n’a pas été, à notre connaissance, menacé d’atteinte à son intégrité physique, comme ce n’est pas le cas d’hommes spirituels africains. D’autres "abbés Pierre" africains se seraient peut-être révélés à la face du monde s’ils avaient eu la même liberté de ton que le fondateur de la communauté Emmaüs.

C’est dire combien l’environnement démocratique est déterminant. Il ne fait pas de doute que d’autres personnalités morales auraient pu, à leur manière, se rendre plus utiles à leur pays, si toutes les conditions de paix, de liberté et de sécurité, tout cela enveloppé d’un climat démocratique favorable, étaient réunies. Face aux problèmes de gouvernance politique, économique et sociale, il est pourtant nécessaire, pour l’Afrique, que des voix comme celles du père disparu, s’expriment, si tant est qu’ elles existent. Plaise donc au ciel que ces forces sortent de l’ombre et que, sans démagogie aucune ni dérapage, elles apportent leur pierre à la construction de l’édifice africain.

"Le Pays"