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Jean-Luc Nancy : Un cœur de pensée ne bat plus mais vit

Publié le vendredi 3 septembre 2021 à 12h04min

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Jean-Luc Nancy : Un cœur de pensée ne bat plus mais vit

Nancy a enseigné la philosophie à des contingents d’étudiants africains et burkinabè (dont je suis) à l’université de Strasbourg, et vient de s’éteindre. Il mérite donc aussi un hommage et une pensée en terre africaine sinon, du moins à l’endroit d’un public burkinabè sans doute formé par des enseignants de philosophie qui ont été eux-mêmes formés en partie par lui ou par « l’école heideggerienne » sans heideggerianisme du duo qu’il a formé avec Philippe Lacoue-Labarthe (« Lacoue ») ; duo aussi célèbre que philosophiquement quelque peu « terrifiant » pour des apprentis philosophes débarqués d’Afrique, notamment dans les années 80-90
Nul, de ses contacts, étudiants ou amis, ne peut oublier la musicalité de sa voix, ainsi que la profondeur de son regard, comme s’il écoutait et pensait par ses yeux : un philosophe des sens, sensible, sans sensualisme ni idéalisme.

La rigueur philosophique à laquelle il soumettait ses étudiants pouvait, a pu, être accueillie comme une forclusion philosophique, une interdiction à la philosophie, par ceux des Africains qui étaient les moins bien préparés ou les plus susceptibles (certains ont vite et simplement soupçonné un « racisme », convaincus que l’exigence de rigueur venait accuser et stigmatiser leur africanité) ; alors que Nancy, qui était ouvert à l’Afrique comme singularité, et lui portait beaucoup d’intérêt et d’attention qui sont ceux de la pensée, n’attendait d’eux, de nous tous, qu’une décision de philosopher, tout comme à des existants est nécessaire une décision d’exister pour exister ; la pensée ni l’existence n’étant pas données.

Un philosophe du sens : « la pensée n’est jamais occupée d’autre chose. S’il y a de la pensée, c’est parce qu’il y a du sens ». Et de sens, il n’y en a qu’un seul, qui n’est pas un sens unique ; ni un sens suprême qui serait, dans une hiérarchie des sens, le sens des sens, plus digne, plus noble et plus plein. S’il y a du sens, c’est le même sens partout, mais pas le même sens tout le temps. Pas plus qu’il n’y a de sens immuable, il n’y a pas d’accueil possible pour un relativisme des sens, ou une égalité des sens, car il n’y a pas plusieurs sens. Dire : « à chacun son sens », n’a aucun sens.

Les occurrences et lieux d’avènement du sens sont variés, ne sont pas les mêmes : la philosophie, la politique, l’amour, l’art… Mais à chaque fois et partout où y a du sens (et il y a du sens quand le sens se saisit lui-même comme sens), le sens est le même, commun. Car le sens est le sens de l’être, c’est l’existence elle-même
« L’existence est sens de l’être : non pas selon un rapport à l’ ‘être’ en général, mais de telle manière que chaque fois il s’agit d’une singularité (finie) d’être. ‘Singularité’ ne s’entend pas seulement d’un ‘individu’, mais de ponctuations, de rencontres, d’événements aussi bien individuels que pré-individuels, ou communs, et de toutes sortes de degrés de communauté ». Ou encore : « Exister, c’est un ici-et-maintenant de l’être, c’est être un ici-maintenant de l’être ».

Il y a donc absolument de la singularité (il n’y a que cela), mais il n’y a pas de singularité absolue, close et infinie comme l’est l’individu du libéralisme. Mais s’il n’y a de singularité que finie, il n’y a pas une seule singularité, mais plusieurs. Plusieurs singularités, sur fond de finitude, mais ensemble, comparaissant, communiquant, s’exposant les unes aux autres. Car « il n’y a pas de sens d’un Seul », et « un être sans autre (ou sans altérité) n’aurait pas de sens ».

Mais l’altérité est aussi bien l’altérité de chacun, de chaque être singulier, que celle de l’autre ou des autres.
Si donc les singularités sont plurielles (ce qui est la finitude), comment participent-elles du sens ou de l’existence qui n’est pas plusieurs mais une ? Pas sur le modèle d’une participation des particuliers à un universel (ni relativisme ni universalisme), mais sur le mode de la communauté ; par quoi il faut entendre non pas société, Etat, race, peuple, communion, mais être-en-commun dans lequel l’être est le « en » de l’en-commun ; c’est-à-dire la limite qui partage (divise, sépare) les singularités qui la partagent ou l’ont en commun. « Seule la limite est commune, et la limite n’est pas un lieu, mais elle est le partage des lieux, leur espacement. Il n’y a pas de lieu commun »

L’être est l’être-en-commun, communauté sans communion ; communauté des êtres finis, donc communauté elle-même finie, pas telle ou telle communauté qui ne serait que singulière, mais communauté de la finitude, « parce que la finitude ‘est’ communautaire, et que rien d’autre qu’elle n’est communautaire ».

« La communauté de l’être -et non pas l’être de la communauté- voilà ce dont il doit désormais s’agir. Ou si on préfère : la communauté de l’existence -et non pas l’essence de la communauté ». Communisme est alors le nom que Jean-Luc Nancy redonne à cette communauté de l’existence. Un vieux mot, dont Alain Badiou dit qu’il « a pris de la moisissure » (on sait d’où et pourquoi), mais « bon mot » quand même.

Ce nouveau communisme, qui n’est pas à réaliser ou à mettre en œuvre dans une politique « ne veut pas dire qu’il faut mettre en commun ce qui, de soi, ne le serait pas (…). Le communisme veut dire que l’être est en commun. Il veut dire que nous sommes, autant que nous ‘sommes’, en commun. Que nous sommes communément ». Mais le courage, le génie, la prouesse et l’audace de Nancy ne sont pas tant de faire revenir le communisme à la « fin du communisme », mais de le faire revenir à partir de l’ontologie de Heidegger :

« le communisme est une proposition ontologique, ce n’est pas une option politique (…). L’ontologie dont il s’agit n’est pas l’ontologie de l’’Être’, ou de ‘ce qui est’ : mais de l’être en tant qu’il n’est rien de ce qui est. Comme on le sait, c’est ce qu’on peut lire dans Heidegger, et ce n’est pas ce qu’on peut lire dans Marx ». Ce qui ne veut pas dire que Marx n’ait plus rien à nous dire du communisme…

Un tel communisme étant proposé, comme partage de l’existence (à la fois comme division, séparation et sollicitation mutuelle), la question n’est pas de savoir qui est communiste ou pas, mais d’identifier ce qui serait la négation même du communisme, l’anti-communisme par excellence : la négation de l’existence
« C’est l’intérêt qui ronge ou fracasse l’interêtre -cela s’appelle exploitation, oppression, extorsion, extermination (..).

Un corps mourant de faim, un corps torturé, une volonté brisée, un regard vidé, un charnier de guerre, une condition bafouée, et aussi une déréliction de banlieue, une errance de migrant, et même un désarroi de jeunesse ou de vieillesse, une insidieuse privation d’être, un bousillage, un barbouillage de bêtise, cela existe. Cela existe en tant que déni de l’existence ».

Ce n’est donc pas parce qu’un communisme n’est pas d’abord politique (même s’il ne ferme pas l’option politique, l’être de l’existence n’étant pas donné mais à décider et à choisir), d’une part, ni parce qu’il s’appuie sur une ontologie heideggerienne, d’autre part, qu’il est aveugle à l’injustice, et qu’il est moins politiquement tranchant et redoutable…

Si un merci n’attend pas de réponse, pas de retour, pas même le retour d’un « de rien » de la part de celui ou celle à qui il est adressé ; si l’on ne dit jamais merci pour rien : alors merci Jean-Luc Nancy

Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE

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Vos commentaires

  • Le 3 septembre 2021 à 19:49, par Dramane Ky En réponse à : Jean-Luc Nancy : Un cœur de pensée ne bat plus mais vit

    Bel hommage à très grand penseur et ami. Je compatis à la douleur de sa compagne Hélène. Je n’oublierai pas notre rencontre et nos échanges en juillet 2019 au mariage à Nice d’un des fils de très bons amis et frères en commun. Beaucoup d’échanges et de partage avec un esprit très aguerri, très subtil et un très grand humaniste. Que de discussions sur le parcours des étudiants burkinabé sous ta direction durant ta carrière universitaire !! Repose en paix mon très cher Jean Luc ; toi qui avais une réelle affection pour le continent africain. Que les mânes de nos ancêtres te rendent la terre légère !!!

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